À SHAKESPEARE AND COMPANY, Sylvia Whitman et son équipe sont les chefs d'orchestre d'une joyeuse pagaille qui offre aux visiteurs un voyage dans le temps, un aller simple pour le Paris bohème et romantique des années 1920. Refusant de se laisser hanter par les esprits du passé qu'elle convoque et célèbre, l'équipe a passé les dix dernières années à dépoussiérer le célèbre établissement consacré à la littérature anglophone.
– Par Hélène Deaucourt
AU COIN DE LA RUE SAINT-JACQUES, après les terrasses, si vous voyez un vieil arbre, des caisses de livres d'occasion, une table ronde, un banc de bois et Colette le chien, c'est que vous êtes arrivé à destination. Shakespeare and Co, petit Londres qui fleure bon l'air parisien, séduit autant par son cadre enchanteur et désuet que par son image de havre pour la littérature in english. Chaque nuit, une guirlande indique le chemin pour accéder à ce repère d'écrivains bohèmes, de connaisseurs ou de simples touristes égarés. Pénétrer au 37 rue de la Bûcherie, dans le 5e arrondissement de la capitale, sur les quais de Seine, c'est découvrir un lieu mythique qui échappe au temps qui passe et que martèlent les cloches de Notre-Dame, de l'autre côté du fleuve. Et se promener entre les étagères, déambuler entre les piles démesurées de livres en anglais ou, plus rarement, en français et chercher des ouvrages disparus, c'est rejouer l'errance d'Ulysse.
– Barbe et courant électrique
CAR SI L'ENDROIT résonne de l'histoire de Sylvia Beach, de James Joyce et des mots échangés par la Beat Generation, mais aussi de George Whitman, qui a réouvert la librairie en août 1951 à cette nouvelle adresse, sa fille Sylvia et son équipe ont soufflé sur la poussière qui s'était peu à peu amoncelée sur les étagères. Arrivée d'Angleterre à l'âge de 21 ans, elle a pris la direction de la librairie en 2001, succédant à son père à la tête d'un paquebot difficile à diriger et reposant alors sur sa seule renommée. Avec ses collaborateurs, elle a su réinvestir les lieux en organisant divers évènements culturels d'envergure, remportant chaque fois un vif succès. "Sylvia a eu l'excellente idée d'organiser seule, depuis 2003, un festival littéraire : "FestivalandCo", qui fait se rencontrer tous les deux ans, dans un esprit festif et libre, les écrivains à découvrir et les plus en vogue de la littérature en langue anglaise", indique David Delannet, membre de l'équipage. En 2010, le festival a ainsi accueilli Martin Amis, Jeannette Winterson, Fatima Bhutto, Philip Pullman ou encore Njabulo Ndebele, devant plus de 5000 visiteurs sous des chapiteaux plantés dans le square René Viviani, à quelques mètres de là.
SI LE FESTIVAL ne sera pas organisé en 2012, afin de ne pas déroger à la liberté absolue que revendique Shakespeare and Co, un autre projet a été monté : le Standing Room. Quelque 250 spectateurs ont ainsi assisté à un dialogue entre la poétesse Francesca Beard et le chanteur Piers Faccini. Pour l'occasion, Shakespeare and Co et ses colonnes de livres ont été reconstitués au Trianon Montmartre, autre enseigne mythique de la vie culturelle parisienne, dans le Jardin d'hiver. La librairie aime voyager, glissant dans ses bagages le charme et l'apparent chaos qui la distinguent des autres librairies parisiennes. De fait, Sylvia Whitman s'inscrit pleinement dans l'héritage de son père, George, qui définissait les écrivains comme des êtres sensibles et absolument libres, à l'image de cette citation de Sylvia Beach : "All the writer require is a sensitive skin, a beard, the right kind of electricity in his brain-waves and a world that is sufficiently disorganized to allow him to subvert it." ("Tout ce dont l'écrivain a besoin, c'est une peau sensible, une barbe, la bonne électricité qui parcourt son cerveau et un monde suffisamment désorganisé pour lui permettre de le subvertir"). La librairie est donc aussi consciemment organisée que consciencieusement dérangée, pour rester intensément vécue et ressentie par chaque visiteur.
– Cadavres exquis et jeu d'échecs
L'EMPREINTE DE SHAKESPEARE AND CO tient à cet attachement à la vie des livres, des écrivains, et au plaisir des visiteurs. Des lectures publiques sont ainsi organisées tous les lundis soirs, cédant parfois la place à des concerts intimistes. Un prix littéraire a également été créé - le Paris Literary Prize - pour récompenser les romans en anglais envoyés par des auteurs de plus de 34 pays. "Tout le personnel de la librairie a été mis à contribution sur le prix", précise David Delannet. Sylvia Whitman reprend également le flambeau tenu de main de maître par son père en rééditant le Paris Magazine, revue littéraire publiée en 1967 par George Whitman quand une décision juridique l'a contraint à fermer la librairie pendant toute une année. Pas question, alors, de laisser le lieu mourir. Et s'il a accepté de ne vendre aucun livre pendant cette année, George Whitman a pourtant laissé les portes de sa librairie ouvertes, en faisant un véritable refuge pour les écrivains étrangers, où l'on parle autant politique que littérature. Sylvia Whitman partage ce même désir d'animer encore et toujours la vie littéraire attachée à Shakespeare and Co, avec cette revue vendue sur place ou à commander sur internet, et dont chaque numéro rassemble une vingtaine d'articles.
CHAQUE DÉTAIL, chaque recoin du lieu est pensé pour favoriser la rencontre entre les livres et les lecteurs. Au premier étage, une petite bibliothèque aménagée leur permet de feuilleter sur place certains ouvrages en vente, de prendre le temps de jouer aux échecs, de carresser quelques touches d'un piano ou de s'étendre sur les coussins pour discuter. Le système d'acquisition des livres de la librairie se fonde, lui aussi, sur ces mêmes valeurs d'échange et de plaisir partagé : la librairie se nourrit d'ouvrages d'occasion qu'elle achète et revend. Anonymes ou marqués par une histoire singulière qui leur est attachée, ces cadavres exquis passent de main en main, de lecteur en lecteur. Les libraires se déplacent aussi pour récupérer des bibliothèques entières, cédées le plus souvent après un décès ou un drame familial. "Les livres qui nous sont présentés appartiennent tous à l'histoire intime d'une famille dans laquelle nous pénétrons toujours à deux, le plus souvent Sylvia et moi, et qui nous est dévoilée lors des entretiens que nous menons avec chaque donateur", confie David Delannet.
LIEU D'ASILE pour des ouvrages en quête de nouveaux propriétaires, Shakespeare And Co accueille aussi les écrivains qui ont besoin d'une résidence pour quelques jours. La seule condition pour poser son baluchon est de rencontrer la maîtresse des lieux ; non pas pour un entretien d'embauche mais une discussion informelle autour de la littérature et de l'histoire du visiteur. L'occasion, également, de se mettre d'accord sur les trois règles d'or de la maison : lire un livre par jour ("il faut avoir des idéaux...", plaisante David Delannet), aider à la librairie deux heures chaque jour, et écrire une page autobiographique dans la forme, le style, le ton qui sied au résident en y joignant une photographie. Plusieurs espaces sont ainsi réservés aux bohèmes : une chambre à l'étage, quelques matelas entreposés au premier, un appartement au second. Juste à côté de celui de George Whitman qui, derrière la porte, lit et se repose.
La rédaction de L'Intermède a appris que George Whitman est décédé le mercredi 14 décembre. Nous adressons nos plus sincères condoléances à tous ses proches.
de la capitale, sur les quais de Seine, c'est découvrir un lieu mythique qui échappe au temps qui passe et que martèlent les cloches de Notre-Dame, de l'autre côté du fleuve. Et se promener entre les étagères, déambuler entre les piles démesurées de livres en anglais ou, plus rarement, en français et chercher des ouvrages disparus, c'est rejouer l'errance d'Ulysse.
SI LE FESTIVAL ne sera pas organisé en 2012, afin de ne pas déroger à la liberté absolue que revendique Shakespeare and Co, un autre projet a été monté : le Standing Room. Quelque 250 spectateurs ont ainsi assisté à un dialogue entre la poétesse Francesca Beard et le chanteur Piers Faccini. Pour l'occasion, Shakespeare and Co et ses colonnes de livres ont été reconstitués au Trianon Montmartre, autre enseigne mythique de la vie culturelle parisienne, dans le Jardin d'hiver. La librairie aime voyager, glissant dans ses bagages le charme et l'apparent chaos qui la distinguent des autres librairies parisiennes. De fait, Sylvia Whitman s'inscrit pleinement dans l'héritage de son père, George, qui définissait les écrivains comme des êtres sensibles et absolument libres, à l'image de cette citation de Sylvia Beach : "All the writer require is a sensitive skin, a beard, the right kind of electricity in his brain-waves and a world that is sufficiently disorganized to allow him to subvert it." ("Tout ce dont l'écrivain a besoin, c'est une peau sensible, une barbe, la bonne électricité qui parcourt son cerveau et un monde suffisamment désorganisé pour lui permettre de le subvertir"). La librairie est donc aussi consciemment organisée que consciencieusement dérangée, pour rester intensément vécue et ressentie par chaque visiteur.
vendre aucun livre pendant cette année, George Whitman a pourtant laissé les portes de sa librairie ouvertes, en faisant un véritable refuge pour les écrivains étrangers, où l'on parle autant politique que littérature. Sylvia Whitman partage ce même désir d'animer encore et toujours la vie littéraire attachée à Shakespeare and Co, avec cette revue vendue sur place ou à commander sur internet, et dont chaque numéro rassemble une vingtaine d'articles.
une discussion informelle autour de la littérature et de l'histoire du visiteur. L'occasion, également, de se mettre d'accord sur les trois règles d'or de la maison : lire un livre par jour ("il faut avoir des idéaux...", plaisante David Delannet), aider à la librairie deux heures chaque jour, et écrire une page autobiographique dans la forme, le style, le ton qui sied au résident en y joignant une photographie. Plusieurs espaces sont ainsi réservés aux bohèmes : une chambre à l'étage, quelques matelas entreposés au premier, un appartement au second. Juste à côté de celui de George Whitman qui, derrière la porte, lit et se repose.
