George Bellows : l'Amérique à fleur de chair
"L'effroi est […] est le principe directeur du sublime", écrit Edmund Burke (1729-1797). George Bellows (1882-1925) semble avoir repris à son compte cet étonnement face à une nature écrasante, puisant aux sources d'un maître comme William Turner (1775-1851). A son compte, mais dans un contexte historique différent : celui de l'Amérique au tournant des XIXe et XXe siècle, et selon des sujets, des moyens esthétiques et un art de la composition inédits. La National Gallery de Londres invite ainsi à découvrir, jusqu'au 30 mai, ce peintre majeur mais peu connu à travers l'exposition, An American experiment : George Bellows and the Ashcan painters.
1839. François Arago présente à l'Académie des sciences Française le daguerréotype, nouveau procédé qui permet de raccourcir le temps de pose. C'est la découverte de l'instantané. Trente ans plus tard, invention de la lampe à incandescence et du phonographe par Thomas Edison : le monde se dédouble et préfigure le virtuel. Entre temps, en 1903, les Etats-Unis inaugurent un Département du Commerce et du Travail. Les plaies de la guerre de Sécession se referment. L'unité américaine s'affermit sous l'égide du pragmatisme et du service de l'intérêt commun : l'industrie l'emporte sur l'agriculture, la ville sur la campagne. La reconstruction après la guerre civile correspond à l'essor d'un capitalisme sauvage prenant racine dans l'enthousiasme suscité par les millions de mètres carré à mettre en valeur, les matières premières et les métaux à exploiter. Les immigrés se pressent en grand nombre aux portes de New York, les hommes politiques se dévouent à l'essor du pays. L'avenir s'ouvre sur un jour inconnu et radieux en ce début de XXe siècle. C'est dans cette euphorie nouvelle que Bellows s'installe à New York en 1904, pour étudier les arts, dans le sillon de Robert Henri (1865-1929) et de ses disciples : l'école Ashcan, qui s'attache à représenter les pauvres dans des scènes quotidiennes new-yorkaises.
Etendues américaines et tranches de vie rurales s'étalent ainsi sur les toiles.
Three Rollers (1911) n'est pas sans rappeler les aplats sombres et lourds du Cézanne des premières années.
The Big Dory (1913) suggère la lutte forcenée des marins contre les éléments pour arracher à la mer leurs moyens de subsistance dans un concert de couleurs éclatantes et menaçantes. Ici perce déjà la solitude des immenses déserts humains d'Edward Hopper (1882-1967), du moins dans le traitement artificiel des couleurs. Quant à
Nude girl (1909), la rugosité granuleuse de la peau du modèle y est quasi palpable. Un geste inachevé et quelque peu maladroit : c'est dans une humble intimité que le sujet est traité, ramenant le clair-obscur à sa plus simple expression. Mais cette simplicité ne doit pas dissimuler la radicalité de la démarche du groupe de peintres, au regard des conventions du temps. De fait, dans l'exposition de la National Gallery, il s'agit moins de tracer une chronologie que de marquer des ruptures, des oppositions, des contrastes pour montrer la gourmandise de Bellows et des Ashcan pour les expérimentations.
Bellows, comme ses confrères, développe un intérêt marqué pour la chronique, la lithographie et l'illustration. A l'époque, les procédés photographiques ne permettent pas la saisie instantanée du réel. Inventée par Aloys Senefelder en 1796 en Allemagne, la lithographie est une technique d'impression à plat qui permet la création et la reproduction à de multiples exemplaires d'un tracé exécuté à l'encre ou au crayon sur une pierre calcaire. Avant que la photographie ne puisse facilement être effectuée
in situ pour la presse quotidienne, ces illustrateurs ont endossé la pose du photographe. Les contraintes de
l'illustration journalistique conduisent certains peintres Ashcan tels William Glackens, George Luks, Everett Shinn ou encore John Sloan à développer une esthétique de la saisie et du saisissement. L'objectif : capturer la vérité instantanée du réel. Cette préoccupation partagée par tous les peintres Ashcan les invite à chroniquer les faits rudes, brutaux et violents du quotidien new-yorkais. Témoins, les toiles de Henri telles que
The Dutch Joe et
The Art Student, de John Sloan comme
Sixth avenue and Thirtieth Street ou de Bellows
avec The Lone Tenement.
Dans
The Dutch Joe, le sujet fait l'objet d'un traitement par vives et longues touches de couleurs qui font peu de cas de la précision de la matière. C'est que celle-ci ne réside pas dans la fidélité du trait. Le réalisme, ici, tient plutôt à la vivacité qui se dégage de l'oeuvre. La vitesse d'exécution est mise au service d'une vitalité revendiquée. La matière de l'huile elle-même se plie à l'impératif de vitalité. Henri défend par-là un art poétique dans le choix des techniques, mais aussi dans celui des sujets : le nez rouge et brillant de l'enfant, son sourire franc et sincère découvrant des dents blanches, son extraction populaire, irlandaise, son nom même... autant d'éléments qui soulignent la quête de la beauté dans les lieux et personnes les plus inattendus. C'est là s'inscrire dans un courant plus large et reprendre à son compte l'héritage du poète Walt Whitman (1819-1892), qui décrit les villes foisonnantes et les périphéries dépossédées. Initiateur d'une poésie à l'état brut, dépouillée des contraintes traditionnelles, il est le chantre du monde moderne, de la vie quotidienne et de la sensualité :
Fils de Manhattan, Walt Whitman, un Kosmos !
Turbulent, charnel, sensuel, mangeur,
buveur, baiseur,
Pas sentimental, pas au-dessus des autres hommes, ni des autres femmes, ni à part d'eux,
Ni plus immodeste que modeste.
Qu'on dévisse les serrures aux portes !
Qu'on dévisse les portes de leurs charnières !
Si quiconque avilit quelqu'un, c'est moi qu'il avilit,
Tout ce qu'on dit ou fait, à la fin me revient.
En moi, la foule des vagues de l'afflatus, en moi le courant et l'index.
J'énonce le mot de passe primitif, je donne le signe de la démocratie,
Bon Dieu ! Je n'accepterai rien dont personne n'aurait la contrepartie aux mêmes termes.
Par moi, toutes ces voix longtemps muettes,
Ces voix d'interminables générations de prisonniers, d'esclaves,
Ces voix de désespérés, de malades, de voleurs, de nabots,
Ces voix de cycles de préparation, d'accrétion,
De fils connectant les étoiles, d'utérus, de semence de père,
De droits d'individus oppressés par d'autres,
De difformes, de laids, de plats, de méprisés, d'imbéciles,
De la brume dans l'air, du scarabée roulant sa boule de fumier.
Une volonté de saisir le réel, donc, au travers des marges, des effarés, des faits divers, de la rue. Être un témoin actif de son temps. Aux prises avec le ras du sol, les peintres des "poubelles" illustrent le magma des contraires urbains d'où émerge l'Amérique moderne. "
Draw what you see around you… make life documents, plastic records about life" , "
do illustration for a while… get out of the art school and studio. Go out into the streets and look at life", conseille Sloan à ses élèves*. Il s'agit d'enrichir le compte rendu visuel de traits d'humour, de violence et de noirceur, de parsemer les toiles d'anecdotes et d'évocation humaines au travers de la gestuelle et de la composition. La violence quotidienne et ordinaire de la société se mue en principe structurant de l'expression culturelle américaine. Le tableau
Sixth avenue and the Thirtieth Street, New York City, 1907, présente la partie Ouest de Manhattan, un des sujets de prédilection de Sloan. Zone connue comme le "Tenderloin", un terme évocateur d'une énergie vulgaire couplée à l'expression des passions brutes dont la rue est le théâtre. Le métro aérien se fraye un bruyant passage parmi la foule pour parcourir le système nerveux de la ville. Tout de craquements électriques, de crissements, d'alarmes et de cette rumeur particulière
et criarde qui s'échoue aux murs des bâtisses branlantes des quartiers populaires pour recouvrir les sols nauséabonds et poisseux des artères où s'ébrouent voitures et chevaux. Les uns et les autres se croisent, s'observent, se critiquent, se moquent tandis que les badauds taquinant pipe ou cigare donnent leur bénédiction tacite aux quolibets. Sloan universalise son propos par l'usage de la caricature, étrennée dans les journaux, et mise ici au service de la capture du fait social. Une sorte de sociologue
in situ et participatif.
La fascination devant la génération et la destruction magnifiée dans l'acte violent : il y a là un fil conducteur de la culture américaine. Peut-être au coeur de l'artiste devant sa toile vierge y a-t-il encore la rémanence de ce colon britannique découvrant une terre vierge, pressé de la voir prospérer, se précipitant pour la travailler ? Une des toiles de Bellows s'intitule
Excavation night. Tout y marque la volonté de se servir de l'instantanéité pour la traverser, et atteindre à la force primitive, à l'origine de l'acte créateur. En faisant la nuit sur la toile, Bellows tente de faire la lumière sur l'essence de son geste d'artiste. Scène violente s'il en est, où l'on assiste littéralement à l'éventrement de la terre, prémisse à l'exhumation d'un symbole de la modernité : le train. Bellows montre les premières étapes de la construction d'une voie de chemin de fer, lorsque le travail est nocturne et que les excavations pétrissent les entrailles du sol. Les flots de lumières éclairent les murs de la carrière et les grilles des avenues en surplomb. C'est une scène déployant une énergie infernale, et la peinture elle-même, finement appliquée, dénote cette densité endurcie au travers de laquelle les travailleurs creusent leur sillon.
Ainsi est-ce par une approche de l'actualité que les Ashcan développent leur propre langage. Une actualité à prendre dans le sens d'immédiateté, mais aussi de fait-divers. Ces deux dimensions s'unissent en une forme de réalisme particulier au travers de la force de l'exécution et de la composition picturale, que l'on retrouve plus tard métamorphosé sous la plume ou le pinceau de grands noms. Dans les années 1950, en littérature, Truman capote avec
De sang froid invente ainsi le style journalistique, féru d'anecdotes, direct, dépouillé et expressif. Le fait social y est nodal. De même chez Norman Mailer, dont
le Chant du Bourreau tire
son histoire d'un fait divers. Plus tard, c'est l'
action painting, s'appropriant l'aléa du geste et sa puissance pour signer l'équation d'une peinture brute. Avec Jackson Pollock et l'expressionnisme abstrait se concrétise une peinture d'exécution rapide et puissante, violente et dépourvue d'effets.
Jean-Michel Basquiat, également, traduit dans la fugacité du graffiti l'instantanéité de la violence New Yorkaise. Le langage et le dessin d'ailleurs, en occupant l'espace des murs, renoue avec une forme de primitivité, assimilant dans un magma signifiant langage et image.
Un lien unit intimement Bellows à Basquiat : une même préoccupation pour la violence, mais traduite par des moyens différents. Bellows se sert de la fureur pour faire l'anatomie du fait social et voit en celle-ci le principe structurant des relations sociales. Violence de la force humaine exercée contre la nature pour la transformer ou s'en nourrir : c'est la scène de
The Big Dory. Violence des hommes entre eux luttant dans l'oeuvre tardive
Both member of this club. Enfin, violence éternelle des éléments naturels, une méditation sur laquelle vient se clore l'oeuvre de Bellows dans la toile
Monhegan island. Il y a chez Bellows, appliquée au champ social, la même curiosité qui animait le pinceau de Rembrandt, lorsque celui-ci, dans le boeuf écorché, nous rend complice d'un voyeurisme des entrailles. On voit dans
Both members of this club, une scène de boxe où deux corps se lézardent , deux boxeurs à la couleur de peau opposée, noire et blanche, en pleine action. Les chairs se tordent et les os se fendent sous l'impact des coups, face à la harangue de la foule. On y entend sourdre la folie furieuse des hommes brassés dans cette cage de métal et de béton qu'est New-York, avalant comme Chronos ses enfants dans les sous sol sales des caves. Bellows traduit, dans un huis clos éclatant, les contradictions de la société américaine avant son émergence comme superpuissance dans les années 1950. Au fond, les forces infernales de la société mêlées aux vices quotidiens et à l'espoir toujours reconduit de bâtir le royaume de Dieu sur terre : une société harmonieuse où chacun peut prétendre à sa part de bonheur.
The North River traduit idéalement cette tension entre une nature encore nourricière et à laquelle on s'accroche pour repousser toujours la montée à bord du paquebot de la modernité. Cette violence dont Bellows est le témoin en rapporteur soucieux, méticuleux et inquiet, Basquiat la vivra dans sa chair.
An american experiment : George Bellows and the Ashcan painters, jusqu'au 30 mai 2011
National Gallery
Trafalgar Square
Londres
Tlj 10h-18h
Entrée libre
Rens. +44 (0)20 7747 2885
* ("Peignez ce que vous voyez autour de vous... documentez la vie, faites des enregistrements plastiques de la vie", "faites de l'illustration pendant quelques temps... sortez de l'école d'art et du studio. Allez dans les rues et regardez la vie")
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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : The Big Dory, 1913, George Bellows, New Britain Museum of American Art © New Britain Museum of American Art, Harriet Russell Stanley Fund, 1944.21. Photo: Alex Morganti
Photo 1 North River, 1908, George Bellows, Pennsylvania Academy of the Fine Arts, Philadelphia © Courtesy of the Pennsylvania Academy of the Fine Arts, Philadelphia Joseph E. Temple Fund 1909.2
Photo 2 The Palisades, 1909, George Bellows, Terra Foundation for American Art, Chicago © Photo courtesy of the Terra Foundation for American Art, Daniel J. Terra Collection, Chicago, 1999.10
Photo 3 Excavation at Night, 1908, George Bellows, Crystal Bridges Museum of American Art, Bentonville, Arkansas © Courtesy of Crystal Bridges Museum of American Art, Bentonville, Arkansas
Photo 4 Nude Girl, Miss Leslie Hall, 1909, George Bellows, Terra Foundation for American Art, Chicago © Photo courtesy of the Terra Foundation for American Art, Daniel J. Terra Art Acquisition Endowment Fund, Chicago 1999.5
Photo 5 Sixth Avenue and Thirtieth Street, 19077, John Sloan, Philadelphia Museum of Art, Pennsylvania © Philadelphia Museum of Art, Pennsylvania / DACS London 2011