Gustav Mahler (1860-1911) n'a jamais connu en France les honneurs qu'il a reçus à l'étranger. Programmée à l'occasion du centenaire de sa mort, l'exposition du musée d'Orsay pourrait contribuer à révéler l'artiste à un public français qu'il eut bien du mal à conquérir. Grâce au travail des commissaires Pierre Korzilius et Guy Cogeval, étayé des prêts exceptionnels des archives du Musikverein de Vienne ainsi que de la Médiathèque Musicale Mahler de Paris, le musicien s'offre une nouvelle rencontre avec la tradition française. Pour un hommage et une reconnaissance qui resteront peut-être encore discutés.
Niveau médian du musée, un air de musique vient chatouiller les oreilles et résonne comme un appel. Il s'échappe du coffre de la salle 67. Gustav Mahler lui-même garde l'entrée du vestibule. Son buste en marbre, sculpté par Auguste Rodin qui l'a mystérieusement nommé
Mozart, surgit de la matière. Sur le mur, à l'arrière-plan, se détache un scherzo ramassé, raturé et maintes fois repris. Chaque portée témoigne d'une extrême minutie : le compositeur y a reconduit le nom des instruments convoqués, cor, premier violon, alto, violoncelle... Trois dièses se tiennent en rang serré à l'ouverture. Les nombreux changements d'armatures - ensemble d'altérations des tonalités réunies à la clé - témoignent d'un style de partition dense. Tout y est soigneusement agencé, et a fortiori les silences, essaimés en quantité. Car, doué d'un sens inné du timbre, le musicien conçoit si peu l’instrumentation comme un remplissage qu'il les magnifie volontiers.
Quasi-indéchiffrable par endroits, la partition ressemble souvent à un bouquet de notes. Et ce n'est là qu'une mise en bouche : le reste de ce travail d'orfèvre, signature de Mahler, s'expose en enfilade dans les trois salles qui lui sont consacrées. Telle la
Quatrième Symphonie, écrite avec peine par le compositeur autrichien qui craignait de voir se tarir son inspiration, et qui constitue un tournant dans sa production. L'ascension entreprise avec ses trois premières symphonies, chacune durant plus que la précédente et comportant un mouvement supplémentaire, se voit ici rompue. L'effectif instrumental retrouve des proportions plus habituelles, la structure initiale en six mouvements est refondue en quatre. Mahler abandonne également la sollicitation d'un choeur, mais n'en délaisse pas pour autant la voix : trois mouvements instrumentaux préparent le quatrième, véritable lied pour soprano et orchestre. Echappée enfantine au pas de course et sursauts de la nature
guident la construction de cette symphonie, qui est celle par laquelle il est le plus loisible à chacun de rentrer chez Mahler. Pour y habiter un peu, il ne suffit plus que d'en suivre les mouvements.
1. Bedächtig - Délibéré
Pas d'opéras pour celui qui dirige pourtant les plus grands. Gourmand des sonorités de l'orchestre, le compositeur choisit délibérément le genre symphonique. Il entend, par lui, perfectionner sa recherche du "Naturlaut" ("son de nature") et les rencontres entre univers sonores que tout sépare. Ce sont là les deux grands leitmotiv de la création de Mahler, car pour cet enfant du Royaume de Bohême, "
la musique est le paysage"*. La nature, il y fuit pour se consoler des querelles familiales. Plus tard, il fait construire des "Komponierhaüschen" dans ses lieux de villégiature, petits cabanons où il peut librement composer en la contemplant. Sa fragilité et ses beautés simples le fascinent et l'apaisent. Une lithographie de Jan Nowopacky peignant
Le Schafberg vu de Steinbach, petite ville des Alpes où le musicien a l'un de ses repaires, illustre bien le genre d'horizon bucolique qui l'inspire. Mais cette nature n'est pas le seul refuge de sa jeunesse. Le petit garçon arpente inlassablement les rues de Kaliste, où résonnent les refrains des Tziganes, le clairon de la caserne ou les chansons populaires. Autant de sons dont Mahler fait son miel dès sa première symphonie.
Achevée et donnée pour la première fois à Budapest en 1889,
Titan a, comme toutes les pièces qui suivront, de quoi déconcerter. Son avant-dernier mouvement n'est autre qu'une
Marche funèbre durant laquelle la contrebasse solo entonne un "Frère Jacques" bien connu de toutes les oreilles. Mahler aime à mêler aux phrases mélodiques purement classiques les rengaines des multiples folklores qui foisonnent dans l'empire d’Autriche, des confins de sa Moravie natale au nord de l'Italie, de Prague à Budapest. Le travail de composition est considérable pour cet homme qui entend "
avec tous les moyens à [sa] disposition, créer un univers". Un univers qui ne soit pas seulement sensible mais qui ait des choses à dire. Car d'autres figures encore se cachent derrière les notes de l'artiste. Lecteur passionné de littérature et de philosophie, il n'est pas rare que Kant, Dostoïevski, le poète allemand Jean Paul ou encore Schopenhauer lui rendent visite dans ses portées. Autant de références qui font de chaque partition un précipité de culture. La société mondaine voit en lui un intellectuel raffiné et sophistiqué, ce que de nombreux portraits photographiques ou peints tendent à accréditer. Mais le bel homme au port droit, toujours soigneusement vêtu, dissimule bien plus de sauvagerie que de manières.
2. Ohne Hast - Sans hâte
Si Gustav Mahler a de l'ambition, il ne va pourtant jamais plus vite que la musique. Jamais plus que la sienne du moins, remarquable par ses tempi volontiers amples et lents. Souvent le musicien est pris à composer comme il marche en montagne. Il sait où est sa place et attend son heure. Une statuette de Ludwig van Beethoven et une série de portraits des grands noms viennois - Wolfgang Amadeus Mozart, Johannes Brahms, Josef Anton Bruckner - le situent naturellement dans le paysage musical d'alors. Mahler vénère Mozart et Beethoven, tant et si bien qu'il s'efforce de retrouver dans ses propres oeuvres la grâce du premier tout en cultivant la violence du second. Mais il se distingue nettement de l'expression de Bruckner, son professeur d'harmonie, avec qui il partage néanmoins une admiration éperdue pour Richard Wagner.
Car Mahler rêve secrètement de diriger les oeuvres du maître. Mais pas n'importe où : "
Mon but final est et demeure Vienne. Je ne me sentirai jamais chez moi nulle part ailleurs." Déterminé, conscient de sa valeur, il est capable de faire preuve d'une exigence froide qui fait dire à l’un de ses confrères qu' "
il est exclu de jouer naïvement sa musique". Près de vingt années durant, depuis son premier poste de chef d'orchestre au Théâtre de Bad Hall en 1880 jusqu'à la consécration à la tête de l'Opéra de Vienne en 1897, Mahler peaufine son art et consacre ses étés à la composition, ruminant ses premières symphonies. Dont il reste quelques manuscrits, scriptes pleins d'énigmes rongés par les corrections au crayon à papier ou au pastel épais, tantôt bleu tantôt rouge.
C'est qu’il entend manier des effectifs instrumentaux et vocaux hors du commun. Un raffinement polyphonique qui n'est pas du goût de tous : une anecdote fameuse veut que pendant l'exécution du deuxième mouvement de sa
Deuxième Symphonie, qu'il dirige pour la première fois au Théâtre du Châtelet en 1910, un certain nombre des musiciens français présents quittent la salle, indignés. Parmi eux Claude Debussy, qui aura ces mots cinglants : "
Ouvrons l'oeil (et fermons l’oreille)… Le goût français n'admettra jamais ces géants pneumatiques à d’autre honneur que de servir de réclame à Bibendum". Un jugement sévère de la part d'un musicien dont Mahler venait pourtant de diriger à New-York certaines pièces. Le compositeur et chef d'orchestre répond aux critiques avec autant d'élégance que de détachement, en confiant "a
voir été charmé de la légèreté de la vie et de la beauté de la culture française". Sans doute s'est-il fait une raison devant l'anti-germanisme ambiant de l'époque. Impassibilité trompeuse.
3. Ruhevoll - Tranquille
Gustav Mahler est tout sauf un homme tranquille. Les caricaturistes, qui s'en donnent alors à coeur joie, peignent un personnage gesticulant, nerveux, irascible. Mais charismatique, comme viennent le rappeler les célèbres
Silhouettes de Gustav Mahler dirigeant (1910) d'Otto Böhler, véritables ombres chinoises déclinant diverses positions de direction. Si la musique de l'homme raconte qu'il est plus contrasté, il n'en reste pas moins que tous les témoignages convergent pour raconter son extrême rigueur, à la limite du supportable. Visage rebondi, bien que supporté par une mâchoire particulièrement carrée, lèvres pincées, large front, sourcils finement dessinés et yeux mi-clos, le compositeur paraît souvent soucieux et mélancolique. Et l'ensemble de son œuvre ne dément pas cette inclination. La D
euxième Symphonie enterre le héros de la
Première, la
Sixième est un véritable corps-à-corps avec la mort, et la
Dixième reste inachevée. Seule la
Huitième, dite
Symphonie des mille, retrouve les accents de la jubilation des
Première et
Quatrième Symphonies, vives et allègres.
Au milieu d'une photogravure de l'organigramme du Philarmonique de Vienne trône le médaillon du chef d'orchestre et directeur artistique. Mahler s'impose. Entier et ardent, ses qualités finissent peu à peu par l'emporter, comme pour lui la musique emporte tout. Cette passion fascine, en témoigne ce souvenir de son ami Bruno Walter : alors que Mahler s'apprête à créer sa
Deuxième Symphonie à Berlin, il doit surmonter une violente migraine. "
Je le revois sur ce podium aussi haut que fragile, pâle comme un moribond, sa volonté surhumaine surmontant la douleur, subjuguant les musiciens et l’auditoire tout ensemble."
4. Das himmlische Leben - La vie céleste
L'autre grand motif du parcours proposé par Pierre Korzilius et Guy Cogeval est un visage, celui d'Alma Mahler. Femme de l'ombre dont le charme rivalise avec celui de son mari. Alors que l'intraitable chef d’orchestre connaît une vie amoureuse chaotique, s'éprenant tour à tour des différentes prima donna qu'il dirige, il rencontre Alma Schindler, fille du paysagiste quasi-officiel de l'Empire. Curieuse, douée, abandonnée à la musique, Mahler tombe amoureux de la jeune femme, qu'il épouse en mars 1902. Il trouve en elle une confidente à qui il peut écrire de nombreuses cartes postales pendant ses tournées. L'écriture est à l'image des notes : effilée, précise. Longtemps Alma admire son époux, au point de lui sacrifier son propre talent musical et son
désir de composer lorsqu'il le lui demande, jaloux de reconnaissance. Le paradis de Mahler a un prix. La jeune femme connaît les partitions de cet homme de l'intérieur et le conseille. Elle lui donne tout, y compris deux filles qu'ils chérissent. Bien qu'elle en aima un autre lorsque Mahler est emporté par une infection générale en mai 1911, elle confie dans un extrait diffusé du documentaire de Joseph Albrecht avoir connu une profonde solitude lorsque celui qui lui était "
à la fois étranger et si proche" s'éteint.
Alma lui ouvre également les portes des milieux artistiques qu'elle fréquente. C'est grâce à elle que le compositeur rencontre les personnalités du mouvement baptisé Secession. Formé à Vienne le jour même de la mort de Brahms, ce courant est le fait d'une vingtaine d'artistes qui, réunis derrière Gustav Klimt, entendent rompre avec le conformisme de la tradition viennoise. Mahler fait notamment la connaissance du peintre et décorateur Alfred Roller, avec lequel il donne une seconde vie à l'Opéra de Vienne. Car derrière le chef d’orchestre et le compositeur se cache un directeur artistique hors pair. Outre la discipline nouvelle qu'il apporte à l'orchestre et au choeur, l'homme des symphonies entame une réforme audacieuse de l'art des spectacles. La mise en scène est alors une discipline balbutiante. Un décor figuratif et une direction d'acteurs sommaire suffisent généralement à faire spectacle. Roller et Mahler, eux, insistent sur les éclairages, sur le potentiel évocateur d'un décor, sur les costumes. La créativité du musicien est à son comble. Pour Freud, qu'il consulte lorsque son couple est en crise, il est un "
homme de génie" sur les troubles duquel aucune lumière n'a pu être jetée. "
C'était comme si on avait creusé un puits unique au travers d'un bâtiment mystérieux", écrit le psychanalyste non moins mystérieusement.
Les oeuvres de Mahler, des Lieder aux symphonies, ont traversé peut-être plus que toutes autres un véritable purgatoire avant d'entrer au répertoire. En France, l'après-guerre ne devait changer que très progressivement le paysage musical. Il faut attendre le patient travail de réhabilitation de Leonard Bernstein pour l'entendre librement et sentir par soi-même. Et, qui sait, sortir du bloc 67 en pensant comme Bernstein que "
Mahler, c’est la musique allemande à l'infini".