FIGURE MAJEURE de l'art danois du XIXe siècle et auteur prolifique de 380 peintures et dessins, Wilhelm Hammershøi (1864-1916) est pourtant inclassable. Sa maîtrise de la lumière lui a valu le surnom de "Vermeer moderne des pays du Nord" ; son traitement des intérieurs vides annonce Edward Hopper ; mais, sur la scène européenne de son temps, la mélancolie de ses toiles et le choix de sujets apparemment dénués de toute narration ne semblent trouver d'écho chez aucun autre artiste. Après le Musée d'Orsay en 1998 et la Royal Academy de Londres en 2008, c'est au tour du Statens Museum for Kunst de Copenhague de lui consacrer une pleine exposition, interrogeant la place du peintre sur la scène européenne de son temps. – Par Camille Brunet
"KAN DU SE KVINDEN ?" interroge l’affiche de présentation. En français : "Voyez-vous la femme ?" Elle est là, en effet, présente sur plusieurs tableaux de la première salle. Si l'on se réfère aux titres des œuvres, elle est chaque fois différente : c'est une jeune fille anonyme, ou bien c'est Frederikke, la mère tendrement chérie qui encourage très tôt les talents artistiques de son fils en lui payant des cours de dessin. Très souvent encore, c'est Ida, l’épouse aimée et aimante. Mais c'est aussi chaque fois la même figure, esquissée par quelques détails récurrents : un chignon relevé sur la nuque, une longue robe noire, un tablier noué. La plupart du temps, elle est de dos ; et, si elle fait face au spectateur, elle est trop occupée à lire ou à coudre pour lever les yeux de son ouvrage. Les personnages d'Hammershøi sont des gens accaparés par des activités solitaires. Tout comme l'est, par essence, l'acte de peindre.
– "La brune enchanteresse a dans le cou des airs noblement maniérés…"
LA SIMPLICITÉ EST LE MAÎTRE-MOT des compositions d'Hammershøi. La prégnance est donnée à la lumière, à l'eau et à l'air davantage qu'à la narration, ce qui ne diminue en rien l'intensité dramatique. Quand, en 1911, l'artiste fait son autoportrait, il veille à ce que son corps n'occupe que la moitié du tableau, alors que sur l'autre se dessine une grande porte ouverte, comme un contrepoint à une présence trop flagrante. Car, plus encore que les gens, ce sont les lieux qu'Hammershøi aime peindre. Les intérieurs vides - et vieux - ont sa préférence. Sa femme et lui vivront deux années dans un immeuble flambant neuf : deux années détestables, qui se solderont par un déménagement dans un vieux bâtiment de Copenhague.
POUR HAMMERSHØI, les pièces vides possèdent une beauté intrinsèque, mystérieuse. Inlassablement, l'artiste peint les appartements de Copenhague qu'Ida et lui ont habités. Parfois, il s'aide de photographies ; il possède d’ailleurs une collections de vues de la ville, dont le musée donne à voir une partie. Mais le plus souvent, il travaille d'après nature. Il sera même interviewé en 1909 par le magazine de décoration Hjemmet, dans lequel il déclare : "En ce qui me concerne, je préfère l'Ancien : les bâtiments anciens, les meubles anciens, et l'atmosphère bien particulière que possèdent de telles choses."
– Coquilles d’huîtres
QUEL QUE SOIT LE SUJET de ses tableaux - intérieurs vides ou occupés, autoportraits, vues de la capitale danoise -, il se dégage des toiles dHammershøi une grande mélancolie teintée d'onirisme. Les paysages sont noyés dans la brume, les silhouettes imprécises. Peut-être est-ce dû aux teintes employées, aux couleurs pâles, qui s'étendent du gris clair au noir le plus sombre. Un critique d'art venu rendre visite à Hammershøi s'étonnait d'ailleurs que sa palette ne soit constituée que de pigments gris et blancs, sédimentés par le temps comme des coquilles d'huîtres. Le peintre lui-même ne sait expliquer cet éventail de tonalités, lui qui déclare en 1907 : "Vous me demandez pourquoi je n'utilise que des couleurs peu variées et atténuées ? Je ne sais pas. Il m'est quasiment impossible de donner une explication sur le sujet. Ce qui est certain, c'est qu'à mon avis, moins il y a de couleurs, plus la peinture fonctionne."
PAR ENDROIT, d'épaisses couches de peinture s'opposent à quelques touches très fines. Le contraste apporte une sensualité certaine. La peinture d'Hammershøi est une peinture qui se montre : parmi les toiles exposées au Statens Museum for Kunst de Copenhague se trouve la représentation d'une femme nue (Stående nøgen kvinde), réalisée en 1909. L'artiste en a gratté le centre, comme pour montrer sa technique. On ne cache plus les procédés de création, et la technique devient aussi importante que le sujet lui-même : en cela, Hammershøi se rapproche des impressionnistes ou des pointillistes.
C'EST LÀ L'ENJEU de l'exposition Hammershøi et l'Europe : faire résonner des échos et tisser des liens entre l'artiste danois et ses contemporains européens, dans un prolongement logique à la vie d'Hammershøi. Voyageur infatigable, il parcourt en effet l'Europe, accompagné de sa femme Ida. Florence, Stockholm, Londres, Munich : autant de villes dans lesquelles le peintre séjourne, et montre ses tableaux - qui seront présentés à l'exposition universelle de Paris, en 1889. Partout, l'accueil est bon, et le peintre peut compter parmi ses admirateurs Rainer Maria Rilke, qui déclare : "Il ne faut pas parler inconsidérément de M. Hammershøi. Son travail est long et lent, et quiconque l'étudie trouvera l'occasion de parler de ce qui est important et essentiel dans l'art." Kasper Monrad, conservateur du Statens Museum for Kunst, avait depuis longtemps le projet de mettre en perspective les travaux d'Hammershøi. Plus précisément, l'idée lui en est venue en 1993, lors d'une exposition organisée par le Musée d'Orsay et intitulée 1893 : l'Europe des peintres. Il s'agissait alors de rappeler les échanges artistiques et intellectuels européens de l'année 1893. Hammershøi était bien sûr présent, par le biais de toiles confiées à la France.
– Atmosphère cotonneuse
QUELQUES ANNÉES PLUS TARD, voilà le projet concrétisé : des tableaux venant du monde entier ont été prêtés à Copenhague, organisés pour faire ressortir les motifs récurrents que l'on retrouve dans l'oeuvre du peintre : femmes nues, paysages, ports ou encore villes désertes. Les artistes représentés soulignent, eux aussi, cette diversité – on y croise d'ailleurs le propre frère de l'artiste, Svend Hammershøi. Tous possèdent un lien avec le travail d'Hammershøi : ainsi, à la jeune femme nue du peintre danois répondent les baigneuses tahitiennes de Gauguin ; les silhouettes d'Eugène Carrière partagent avec lui les mêmes contours flous ; le tableau d'Edvard Munch, La Nuit à Saint-Cloud (1893), partage l'atmosphère cotonneuse des œuvres d'Hammershøi. Point d’orgue de l'exposition : l'œuvre de Whistler, Arrangement en Gris et Noir n°1: Portrait de la mère de l'artiste (1871), qui influence fortement le travail du peintre danois en privilégiant la composition à la vraisemblance. Ce que Rilke appelait justement : "l’important et l'essentiel en art".