L`Intermède
Henry de Monfreid, l'horizon libre
Vivre aux pays qui lui ressemblent : telle semble avoir été la devise d'Henry de Monfreid (1879-1974), tour à tour aventurier, écrivain, mais aussi pêcheur de perles, trafiquant d'armes et de haschisch, journaliste de guerre et espion, après avoir quitté du jour au lendemain une existence en France "aussi plate qu'un champ de betteraves" selon ses dires, pour partir explorer les terres lointaines de l'Afrique et devenir le seul maître de sa vie. Jusqu'au 3 avril 2011, la Bibliothèque Nationale de France présente une centaine de documents autour de cette figure d'exception qui restituent toute la fougue et le goût pour l'action sans entrave de ce grand voyageur français, qui a voulu plus tard insuffler le goût de la découverte à ses lecteurs à travers ses nombreux récits d'aventures. Portrait d'un amateur de liberté absolue.

Deux feuilles A4, en longueur, au papier jauni par le temps, dont on devine les nombreuses tribulations à travers les multiples pliures. À lui seul, le passeport d'Henry de Monfreid en dit long sur l'existence aventureuse de l' "écrivain-voyageur", comme se plait à le définir Olivier Loiseaux, commissaire de l'exposition. Les divers coups de tampon et signatures de commissaires de police, services consulaires et autres autorités administratives, attestant le passage du voyageur à Djibouti, à Suez ou dans d'autres villes lointaines, évoquent d’emblée les pérégrinations de Monfreid à travers les territoires de la mer Rouge, de l'Abyssinie ou de l'Éthiopie. Une existence faite de voyages à rebondissements et de trafics en tout genre, à laquelle l’homme ne semblait pas vraiment promis jusqu'à ses trente-deux ans : après une tentative manquée pour devenir ingénieur, histoire de complaire à une mère qui rêvait d’un emploi distingué pour son fils, puis une série de petits boulots, de colporteur à chauffeur de maître en passant par employé chez Maggi, Henry de Monfreid quitte en 1911 une vie trop monotone et moutonnière à son goût.

Le voilà parti pour Djibouti où il commence à construire ses boutres - sorte de voiliers - qui lui permettront de cingler les flots et de commencer une seconde carrière tournée avant tout vers les fortunes de mer. Les nombreuses photographies de ces embarcations tout au long de l'exposition à la BnF, accompagnées de dessins de voiliers et certificats de navigations, attestent de ce goût pour les aventures du large, tandis que les journaux de bord témoignent de la solide connaissance qu'Henry de Monfreid a su acquérir peu à peu dans le domaine du pilotage de bateaux. Son journal de bord rend ainsi compte avec précision des difficultés rencontrées pour sortir de la Mer Rouge au temps de la mousson et du stratagème trouvé pour s'en dépêtrer. Même rentré en France, après 1947, il ne perdra jamais cette volonté de décider librement de ses actes, ce dont témoignent de nombreuses anecdotes notamment rapportées par son petit-fils Guillaume de Monfreid, comme la pesée de l'opium effectuée avec précision par l'innocent pharmacien du village pour l'ancien voyageur, qui n'entendait pas perdre certaines habitudes de consommation, ou le voyage fait à moto, à l'âge de 92 ans, en compagnie de son petit-fils, pour se rendre à une conférence en librairie.

Certes, le regard parfois supérieur ou condescendant de l'Européen ou bien la recherche d'un exotisme local stéréotypé n'est pas absent de ses photographies, ses lettres ou ses livres : "Certains de ses écrits ne sont pas exempts des travers de son époque, et il n'est pas rare de lire des propos choquants sur tel ou tel groupe ethnique", remarque Olivier Loiseaux. Cependant, l'homme est surtout critique envers sa propre civilisation et les carcans que celle-ci impose sur les terres qu'elle a conquises. De Monfreid n'est pas parti comme un explorateur européen, casqué et botté, flanqué de son escorte d'esclaves, mais avec la volonté d'aller à la rencontre des populations locales et d'adopter leurs propres coutumes, jusqu'à devenir musulman. "Il ne s'est pas installé en Éthiopie en tant que colon, souligne le commissaire. Dès son arrivée il va au contact des populations et refuse de se plier au mode de vie occidental. Il fuit la compagnie des Européens 'dont le Champagne et le Pernod sont les seules distractions'. Son retour à Djibouti le confirme dans sa haine de la 'Colonie'. Il apprend plusieurs langues locales, porte le turban arabe, mange la nourriture du pays…"

Une photographie, en compagnie de son ami Rémi Lavigne (Henry de Monfreid et Lavigne à marée basse, vers 1914) en atteste : si Lavigne porte un chapeau d'Européen, Monfreid s'abrite lui sous une sorte de fez, qui témoigne bien de sa volonté d'oublier sa culture occidentale. "Cette immersion dans la culture locale l'amène à une inversion dans le regard qui le rend critique sur les comportements de certains européens." Les lourdeurs administratives et les refus répétés de certains services consulaires de le laisser voyager et trafiquer à sa guise, notamment pendant les guerres mondiales, ce qui le conduira même à passer trois mois en prison à Djibouti en 1915 pour soupçons d'espionnage au profit de l'ennemi, renforceront cette haine et sa volonté d'échapper à ces emprises. Exposé dans l'une des vitrines, le système de lettres codées mis au point par Henry de Monfreid à l'aide d'une mince bande de papier découpée en son centre en diverses formes géométrique, et qu'il fallait appliquer sur les missives envoyées depuis la prison pour lire le message secret, est explicite : l'homme refuse toute entrave.

Étrangement, le grand voyageur affirme pourtant dans un enregistrement sonore avoir toujours cherché à éviter l'aventure, qu'il définit comme un "accident". "Henry de Monfreid n'a pas cherché l'aventure mais il ne l'a pas non plus refusée, tempère Olivier Loiseaux. Sa vie qu'il a choisie, qu'il a voulu remplie, riche de rencontres et d'expériences a été incontestablement aventureuse, mais il n'y a pas chez Monfreid cette recherche forcenée d'aventures extrêmes que l'on rencontre actuellement". Ce goût pour la rencontre s'illustre à travers les nombreuses photographies de la vie quotidienne des hommes et des femmes croisés au gré de ses pérégrinations, qui montrent par ailleurs un fin sens de l'observation, comme dans cette représentation d'une femme Cotou, son enfant sur le dos (Comment les femmes Cotou portent les enfants, vers 1911-1912). L'émerveillement du voyageur face aux beautés d'une nature encore sauvage n'est pas non plus exempt, à travers les descriptions dans ses écrits ou ses photographies aux plans travaillés : un large cours d'eau semble ainsi disparaître dans les profondeurs de la terre dans cette Chute de fleuve (vers 1912), tandis que les nombreuses aquarelles réalisées devant les oasis à la végétation luxuriante ou les mosquées d'une blancheur aveuglante, comme posées sur un sable d’or, encadrées par le bleu du ciel et le vert des palmiers, tandis qu'au loin se devine la mer, restituent la sensibilité esthétique du personnage.

Mais ce sont ses livres qui transmettent le plus largement ce goût de la liberté et du voyage. Une transmission qui du reste a failli ne jamais avoir lieu, car Henry de Monfreid devient écrivain sur le tard, suite aux encouragements insistants de ses proches, même si ses très nombreuses lettres à son père ou sa femme Armgart éveillent déjà l'enthousiasme face à ses capacités à évoquer paysages, population, aventures. "Henry de Monfreid ne croyait pas à ses talents d’écrivain. C'est Joseph Kessel qui, enthousiaste à la lecture de ses journaux de bord, le poussa vers l'écriture. Il en résulta la publication d'un premier roman en 1931, Les Secrets de la mer Rouge, qui remporta un succès immédiat ". Suivront de nombreux autres titres, comme La croisière du hachich (1933), Vers les terres hostiles de l’Éthiopie (1933), ou La poursuite du Kaïpan (1934), récits à suspens, emplis de voyages, de trafics, de poursuites ou de découvertes. "Ses romans ont tenu en haleine plusieurs générations de lecteurs. C'est au travers de ses aventures de mer qu'Henry de Monfreid a atteint la postérité et ses plus belles pages ont probablement inspiré des auteurs comme Bernard Moitessier ou plus récemment Bernard Giraudeau", remarque Olivier Loiseaux. La vie même d'Henry de Monfreid sait éveiller chez son lecteur la volonté d'aller au-delà des horizons trop connus, lui qui écrit dans ses Secrets de la mer rouge : "J'aime surtout aller vers l'inconnu, faire une chose qui me plaît et vivre la vie libre que seule donne la mer."
 
Claire Colin
Le 04/03/11

Henry de Monfreid,
jusqu'au 3 avril 2011
Bibliothèque Nationale de France, Galerie des donateurs,
Quai François Mauriac
75706 Paris 13
Lun 14h-19h
Mar-sam 10h-19h
Dim 13h-19h
Entrée libre
Rens. : 01 53 79 59 59

D'autres articles de la Rubrique Pages
 
Exposition : Drawing fashion au Design Museum, à Londres, jusqu`au 6 mars 2011. Exposition : Romain Gary, des Racines du ciel à La Vie devant soi au Musée des Lettres et des Manuscrits, jusqu`au 3 avril 2011