Joan Miró : La séduction des formes
Personnage, femme, oiseau, oiseau lunaire, femme oiseau, femme et personnage, personnage et oiseau… Les titres de sculptures témoignent de cet art de la série au service du figuratif qui ont marqué le travail de Joan Miró (1893-1983). Mais sa dernière période est pourtant bien loin d'une telle approche, et si répétition il y a, c'est bien plutôt celle qui s'organise autour d'un alphabet poétique qui détourne les formes et les objets pour les assembler en un monde stylisé et géométrisé, parfois dramatique, souvent humoristique. Un aspect méconnu du travail du Catalan que le musée Maillol, à Paris, dévoile avec l'exposition Miró sculpteur, jusqu'au 31 juillet.
Si Miró s'intéresse à l'assemblage d'objets dès les années 1930, c'est seulement à son retour en Espagne la décennie suivante que la sculpture, la gravure et la céramique deviennent un axe majeur de son travail. Aujourd'hui réputé pour ses toiles dites oniriques, poétiques, naïves ou enfantines, l'homme s'est pourtant consacré à la production d'objets en trois dimensions pendant plus de quarante ans, laissant derrière lui des oeuvres d'une grande diversité, qui vont du galet minimaliste en céramique à de monumentales sculptures urbaines. Une période souvent ignorée, et pourtant cruciale aux yeux de l'artiste : "
C'est dans la sculpture que je créerai un monde véritablement fantasmagorique. Ce que je fais en peinture est plus conventionnel." Taxer sa production de toiles de "conventionnelle" n'a rien d'une évidence. Il est vrai, en revanche, que Miró met en scène avec ses sculptures une véritable fantasmagorie articulée autour de thèmes et de motifs qui lui sont chers, sans néanmoins jamais tomber dans une répétition excessive des formes et des matières. Chaque groupe de sculptures et, en son sein, chaque pièce, correspond à une recherche nouvelle d'agencement et de détournement d'objets quotidiens, de figures géométriques et de textures.
"Des céramiques tout court". La première technique à laquelle s'essaye de façon approfondie l'artiste est la céramique. Avec son ami d'adolescence Josep Llorens Artigas, Miró explore à quatre mains la terre, la pâte et la couleur à travers des dizaines de réalisations. Des plats et des assiettes décorées d'étoiles et de lunes côtoient notamment la
Tête bleu clair, un visage dont la bouche semble être restée figée en un cri énigmatique et intemporel. Le "
peintre de la joie de vivre" réagit ainsi à une étiquette qu'il ne désire pas : les couleurs des céramiques sont ternes et n'ont pas vocation à en faire de simples objets décoratifs ; Miró ne souhaite pas vendre des vases à des touristes de
passage à Palma. Lorsque Artigas rappelle que "
ce ne sont pas des céramiques décorées, ce sont des céramiques tout court, où l'on ne voit pas où commence le peintre et où finit le céramiste", il souligne par là-même à quel point c'est dans une démarche d'exploration qu'est engagé son ami. Un cheminement que celui-ci ne souhaite pas paisible : à sa manière, Miró est un révolté, pour qui l'art a force d'action. Déjà en 1929, dans la tourmente des dissensions du groupe des Surréalistes, le Catalan avait choisit Rimbaud et l'art comme moyen de changer le monde plutôt que Marx, la politique et l'inutilité des oeuvres artistiques.
Toujours dans sa recherche d'un au-delà de la peinture, Miró en vient à exécuter ses premiers bronzes. Voilà une matière dont la patine peut aller du noir au rouge en passant par des verts-gris : la peinture dans l'objet même. Séduit par sa sensualité, Miró réalise des bronzes polis aux formes courbes, des figures pleines et arrondies d'une belle patine noire et lisse, comme le
Personnage aux bras courts ou la grande
Constellation, demie-sphère sur laquelle vient s'insérer une sorte de globe. A d'autres, on croirait qu'il veut d'avance faire subir les outrages du temps, comme ces sculptures rugueuses et scarifiées, tachées, rigides d'une verticalité qui semble indiquer que tout le souffle nécessaire à la création de volumes les a quittées. Bien plus légers sont les bronzes peints de couleurs primaires où le fantasque vient débaucher la noblesse de l'airain comme pour la drolatique
Jeune fille s'évadant ou les piquants tabourets renversés nommés
Homme et femme dans la nuit.
Des saignées dans la matière. Ces bronzes aux couleurs vives, ces sculptures pour lesquelles à nouveau on utiliserait volontiers les épithètes d' "enfantines" ou de "naïves", soulignent en réalité la continuité de la pratique picturale à celle sculpturale. S'il a exploré de nombreux styles, du réalisme au post-impressionnisme, des monochromes aux intérieurs hollandais, du fauvisme au surréalisme, Miró a le plus souvent exploité une réflexion sur les couleurs, notamment primaires, et sur la
suggestion des formes. Souvent franchement stylisées, voire non-figuratives, ses représentations utilisent la ligne, l'aplat et la superposition, autant de procédés que l'on retrouve à l'oeuvre dans son travail sur le bronze. Témoins de cette cohérence, les oeuvres sur papier que présentent le musée : les pages de
Derrière le miroir, datées de 1965, mêlent photographies, collages, gouache, crayon et encre de Chine autour de couleurs nettement délimitées et séparées, organisées en des formes brèves, signe sans doute le plus caractéristique et plus connu de l'art du Catalan. Plus loin, des gravures effectuées sur les sculptures, comme des saignées dans la matière : étoiles, lunes, lignes et formes géométriques signent la permanence dans la pensée de Miró d'une interrogation de la cosmologie et de la mythologie.
Des thèmes qui se glissent partout dans les formes des bronzes et leurs gravures, dans l'oiseau qui évolue dans les larges espaces entre ciel et terre, dans les étoiles et les lunes des constellations, dans la figure de la déesse-mère puisée notamment dans la mythologie méditerranéenne, dans les références à l'art des masques africains. Les propositions faites à Miró de réaliser des sculptures urbaines de grande taille, et surtout la commande en 1964 par Marguerite et Aimé Maeght d'exécuter des oeuvres pour habiller le futur jardin
Labyrinthe, lui offrent la possibilité d'intégrer son art dans l'architecture et la nature, sous le ciel qu'il interroge. La grande huile sur toile
La marche pénible guidée par l'oiseau flamboyant du désert, avec son oiseau extrêmement schématisé, aux multiples ailes qui se fondent et se perdent dans les lignes qui parcourent la toile et qui surmontent des traces de pied, peut alors apparaître comme un point de convergence des oeuvres présentées : quelle étrange marche que celle qui se déroule sous de mystérieuses étoiles, mélange du tragique des infiniment grand et petit et du dérisoire des objets du quotidien.
Répertoire de l'imaginaire. Car au grandiose du mythe et de la cosmologie, Joan Miró aime à superposer le burlesque d'objets inattendus. Ainsi du grandiloquent
Monument dressé en plein océan à la gloire du vent et surmonté d'une fourchette : ce travail sur l'objet trouve son fondement dans le mouvement surréaliste. Le questionnement des apparences et le jeu des métamorphoses conduisent dans les années 1930 à la création d' "
objets à fonctionnement symbolique", initiée notamment par le sculpteur Alberto Giacometti et sa
Boule suspendue. Peu à peu, l'idée d'assemblage d'éléments hétérogènes fait son chemin et l'impératif
esthétique disparaît au profit de "bricolages" qui s'adressent à l'imaginaire. Bien des années après, et même si l'artiste s'est depuis longtemps éloigné du surréalisme, Miró paraît faire écho à cette première étape lorsqu'il déclare : "
Pour moi, un objet, c'est vivant." Aux sculptures dont les formes sont entièrement réalisées, à celles qui mêlent à des motifs géométriques des objets du quotidien, il faut en effet ajouter celles qui ne se constituent que de l'assemblage d'objets que le Catalan ramasse lors de ses promenades autour de Palma de Majorque où il a installé son atelier. Voici paraître la
Femme et oiseau, chaise culbutée dont les pieds sont surmontés de chaussures, ou encore
Femme et oiseau, une chaise haute de bébé qui porte elle aussi des chaussures. C'est tout un alphabet poétique qui se dessine par analogies et correspondances, et l'on comprend que les chaussures sont les oiseaux, dont il semble par ailleurs que le nom catalan -
ocell - désigne également le sexe masculin. Il ne s'agit pas tant, pour Miró, d'utiliser une logique de symboles universels que de créer son propre répertoire de l'imaginaire, en espérant simplement qu'il puisse faire écho à celui du spectateur. Un monde dans lequel les objets se métamorphosent et où l'animal, le végétal et le minéral se croisent et se fondent.