Et après
Est-il possible de représenter la guerre autrement que par le combat ? En montrant "une nouvelle topographie qui évacue le vivant du conflit pour n’en donner à voir que les décors, les paysages et les relevés cartographiques", propose Jean-Yves Jouannais, commissaire de la nouvelle exposition du BAL, à Paris. En sondant les cicatrices béantes laissées par les conflits armés, les travaux de la dizaine de photographes et vidéastes réunis montrent moins la guerre que l'après-guerre, ses "à-côtés". À l'heure où les affrontements sont suivis en direct où qu'ils éclatent, dans une immédiateté étourdissante, l'exposition Topographies de la guerre travaille au contraire sur ce qui ne se voit pas, ou pas immédiatement, quand le temps a fait son oeuvre.
Les grands formats de Paola De Pietri, qui couvrent la quasi intégralité des murs de la première salle, provoquent immédiatement le malaise. Est-ce l'étendue vertigineuse des montagnes désertes des clichés Monte Fior (2008) et Prè de Padon (2009) de De Pietri, qui semblent avoir englouti toute présence humaine ? Ou bien ce vent que l'on croirait siffler en haut des collines, et qui s'échappe d'une petite chambre noire installée dans la salle pour l'exposition ? Il provient d'une vidéo de Jananne Al-Ani, intitulée Shadow Sites II, et devient comme la bande-son des montages de De Pietri. L'artiste irakienne a placé sa caméra sous l'aile d'un avion survolant le désert jordanien, prenant des photographies à intervalle régulier qu'elle fait ensuite se succéder dans un diaporama où elle zoome progressivement sur chaque image, comme pour imiter la trajectoire d'une bombe lâchée en plein vol. Le tout enrobé d'un mélange sonore qui alterne échanges radio, parasites et prises de son sur le site même - d'où le vent - et dans l'avion. "Le caractère militaire de ces lieux demeure hypothétique, brouillé par leur écosystème naturel", explique ainsi Jean-Yves Jouannais, commissaire de l'exposition. Car Al-Ani n'est pas sûre de ce qu'elle voit : si certains sites sont clairement des camps d'entraînement de l'armée irakienne, d'autres font plutôt penser à des exploitations agricoles. L'artiste soulève ici un paradoxe : alors que les militaires pensent contrôler l'espace par la vue, ici, au contraire, il n'y a aucune certitude sur ce qui s'étend à perte d'horizon.
Paysage meurtri. C'est alors toute une esthétique de l'indécis qui se dessine au fil des travaux présentés, dans des paysages qui ne se révèlent qu'au fur et à mesure. Comme l'explique Jananne Al-Ani, le titre de son oeuvre, Shadow Sites, est le nom donné à une technique archéologique des années 1920 découverte par hasard par des militaires : "À certains moments du jour, quand le soleil est bas, les contours des vestiges archéologiques se détachent du relief." La recherche de ces "ombres de sites" est l'une des méthodes les plus simples pour identifier les ruines, qui sinon resteraient invisibles depuis le sol : "Vu du ciel, le paysage lui-même devient une plaque photographique, sur laquelle une image latente se révèle." Tout comme dans les photographies de Paola de Pietri, dont il faut retirer cette sorte de film plastique, de brouillard permanent, et y revenir à plusieurs fois avant de déceler un chemin sinueux à travers les Alpes, reste d'une tranchée de la Première Guerre mondiale, un siècle après. "Les images ne montrent pas, elles racontent", souligne Émilie Houssa, historienne de l'art et spécialiste de l'image-document. A chacun de reconstituer leur histoire, de les "investir". Le processus et la finalité s'entrecroisent : "Sur les montagnes, où le temps humain s’est arrêté et le seul rythme de la nature a imprimé sa trace, les paysages qui semblent naturels sont en fait le résultat de batailles livrées et de vies vécues tous les jours pendant des années par des centaines de milliers de soldats", explique Paola De Pietri, en 2010.
Il faut ainsi, chez la Sud-africaine Jo Ractliff, discerner une forêt touffue dans la multitude de feuilles, branches et brindilles aux différentes nuances de gris dans son triptyque photographique Mined forest outside Menongue on the road to Cuito Cuanavale (2009). Là encore, l'artiste brouille les pistes. Partie en Angola en 2007, cinq ans après la fin d’une guerre civile méconnue et pourtant extrêmement meurtrière, elle a sondé les traces du conflit passé. "Elle veut prendre des photographies non pas de guerre, mais du quotidien de ceux qui ont vécu la guerre", souligne Émilie Houssa. Et c'est son propre itinéraire à travers ce paysage meurtri qu'elle met ici en scène, dans une série qui tient moins du panorama que d'un mouvement sur les lieux en trois temps. Mais ces derniers ne se laissent pas apprivoiser facilement : à l'aide de trois instantanés montrant différentes vues d'une même forêt, elle indique par la présence d'un bout de plastique ou d'une écorche arrachée les chemins sûrs, quand l'absence de signes indique le danger des mines antipersonnel qui jonchent encore le sol et continuent de tuer, près de dix ans après la fin du conflit.
Géographies subjectives. Les dommages collatéraux, voilà ce qui se retrouve de part en part, comme dans ce document diffusé par WikiLeaks et qui montre une bavure de l'armée américaine au printemps 2010 à Bagdad. On y voit des soldats tirer sur une foule dite suspecte qui s'avère être un groupe de civils. Leur excitation est palpable, au rythme des "Keep shoot’n, keep shoot’n !" répétés par l'un des militaires. Ce n'est pas un hasard si 20 000 personnes sont recrutées chaque année dans l'armée américaine en passant une sélection par des jeux vidéo, ce que rappelle le dyptique vidéo du Tchèque Harun Farocki, Serious Games 4 (2010) : "À l’entrée, des jeux vidéo préparent les soldats à l'expérience du combat, rappelle le commissaire. À la sortie, les jeux tentent d'atténuer leurs souvenirs traumatiques, en déclenchant l'abréaction libératrice. La guerre, aujourd'hui, pour être préparée comme pour être réparée, en passe par ces processus de déréalisation."
Reconstruire virtuellement les décors pour se souvenir, puis guérir, c'est précisément l'objet du travail de Till Roeskens. Pour Vidéocartographies : Aïda, Palestine (2009), l'artiste allemand a demandé à des habitants du camp Aïda à Bethléem de dessiner leur quotidien en traçant eux-mêmes leurs allers et venues sur une carte. En se plaçant de l'autre côté de la feuille, Roeskens ne montre que la pointe du crayon mais jamais la main qui le tient, et enregistre les récits qui "animent ces géographies subjectives." Six petites séquences pendant lesquelles les personnes interrogées racontent leur quotidien dans ces camps de réfugiés où la guerre et la vie quotidienne, banale, se confondent. Chaque trajet devient bientôt un parcours du combattant sans que jamais l'apitoiement des civils ne prenne le dessus. Un témoin raconte ainsi un échange plaisant qu'il a, un jour, avec un militaire qui vient pourtant de lui tirer dessus et qui lui indique que, la prochaine fois qu'il franchit une ligne, il le tue...! Pour Jean-Yves Jouannais, il y a là un écho au Mystère de Picasso de Henri-Georges Clouzot (1955), qui montre l'Espagnol peignant sur des surfaces de verre. À la liberté créatrice de l'artiste s'oppose l'oppression de la guerre. Mais la démarche de Roeskens permet ainsi une "résistance par contournement", selon son propre mot : "J'ose considérer ces récits comme de petits actes de résistance à l’occupation, de réappropriation symbolique des lieux." Émilie Houssa y voit une façon de "refaire l’histoire niée de ce quotidien". Ici, cartographier l’espace "n’est plus un moyen de contrôler mais de raconter", car "s’il n’y a pas de quotidien, il n’y pas de mémoire".
Griffonnage enfantin. La guerre envahit ainsi l'espace public comme les lieux privés, comme en témoigne le travail du photographe Luc Delahaye et de l'architecte israélien Eyal Weizman. L'avalanche d'images réunies dans The Space of this Room is your Interpretation (2011) se déploie, formée majoritairement de clichés de soldats de Tsahal en train de détruire des murs. C'est l'une des stratégies "novatrices" de l'armée israélienne expérimentées en Palestine : les soldats, au lieu de progresser sur le territoire palestinien dans les rues à découvert, passent par… les murs des maisons. Ils progressent d'habitation en habitation, détruisant cloisons et planchers sur leur passage. La technique de la "géométrie inversée" fait écho au discours de penseurs libertaires tel que Gilles Deleuze, qui "entendaient abattre les murs des villes pour libérer de nouvelles formes sociales et politiques", selon Jean-Yves Jouannais. Les camps de réfugiés palestiniens sont pour Tsahal des lieux de non-droit qui justifient la négation du privé. Eyal Weizman note que "la transgression des frontières domestiques par l'armée représente la manifestation même de la répression d’État, la brèche ouverte dans le mur, l’incarnation physique du concept d’État d’exception".
Et bientôt, la guerre devient un théâtre, se mue en spectacle : celui de la répétition. 29 Palms (2003-2004), de la photographe américaine An-My Lê, est une série d'instantanés d'un camp d'entraînement des Marines pour la guerre en Irak dans le désert californien. Sur un cliché en noir et blanc, les palmiers qui se dressent au-dessus d'un baraquement militaire ne sont pas sans rappeler les décors hollywoodiens... Et pour cause : les Marines ont été aidés par des techniciens du cinéma pour faire de leur camp d’entraînement la copie conforme des sites de combat du Moyen-Orient. Sur une autre image de la série sont photographiés des cabanons sur lesquels les ennemis imaginaires auraient écrit "GOOD SADDAM", "FREE SADDAM", slogans doublés d'inscriptions en faux arabe, sorte de griffonnage enfantin. Plus on essaie de figurer l'ennemi, plus le résultat devient artificiel. On en arrive à reconstituer un camp de bédouins dans le désert (Resupply Operations), comme s'il était le QG d'un groupe terroriste. Le spectacle devient illustion.
Gommettes de couleurs. Contrôlé, réinvesti, incompris, violé, imaginaire, mémoriel : toutes ces dimensions de l'espace de guerre se fondent dans le travail du photographe libanais Walid Raad, qui sillonne les rues de Beyrouth ravagées par des décennies de conflit. Sa série en noir et blanc Let’s Be Honest, the Weather Helped (1998-2006) aligne les bâtiments de la ville, sur lesquels sont superposées des gommettes de couleurs. Chaque pastille figure un éclat d'obus, chaque couleur un pays qui a participé, de près ou de loin, au conflit. La ville détruite prend alors l'allure d'un carnaval ; les balles devienent des billes en mousse. "Ce qui émeut et transporte chez Walid Raad, c’est son humour, qui opère comme un fil conducteur reliant les éléments de ses rêves éveillés, indique Jean-Yves Jouannais. Aussi passionné soit-il par l’histoire de sa ville, personne n’a jamais cru qu’il ait pu prélever, à même des façades hautes comme des falaises, des éclats d’obus. Ce dont sa démarche témoigne, et qui le met à l’abri de toute suspicion, lui offrant une liberté de ton et de forme inouïe." Prendre forme, c'est précisément l'enjeu ici. Là où les conflits ont tout détruit et fait sombrer la réalité, les photographes et vidéastes du BAL travaillent à re-matérialiser l'espace, à en redéfinir les contours et le sens. Tout en sachant que jamais les stigmates ne disparaîtront tout à fait.
Topographies de la guerre, jusqu'au 18 décembre 2011
Le BAL
6 Impasse de la Défense
75018 Paris
Mer-Ven 12h-20h / Sam 11h-20h / Dim 11h-19h
Nocturne jeudi (22h)
Tarif plein : 5 €
Tarif réduit : 4 €
Rens : 01 44 70 75 50
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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : Donovan Wylie, OP1. Forward Operating Base, Masum Ghar. Kandahar Province. Afghanistan, 2010 © Donovan Wylie, Courtesy of the artist
Photo 1 Luc Delahaye & Eyal Weizman, The Space of this Room is your Interpretation, 2011 d’après «A Travers les murs» d’Eyal Weizman (Ed. La Fabrique, 2008) © Luc Delahaye & Eyal Weizman
Photo 2 An-My Lê, Mechanized Assault, 2003-2004, série 29 Palms © An-My Lê, Courtesy of the artist and Murray Guy, New York
Photo 3 Donovan Wylie, Romeo 12, South Armagh, Northern Ireland, 2005 © Donovan Wylie, Courtesy of the artist
Photo 4 Walid Raad/The Atlas Group, Let’s Be Honest, The Weather Helped, Plate08_Finland, 1998-2006 © Walid Raad, Courtesy Paula Cooper Gallery, New York
Photo 5 Jananne Al-Ani, Aerial I, extrait du film Shadow Sites II, 2011 © Jananne Al-Ani, Courtesy of the artist