Mystères et bouts d'hommes
Les objets vaudou de la collection Anne et Jacques Kerchache réunis actuellement à la Fondation Cartier, à Paris, apportent un éclairage nouveau sur une religion méconnue. Alors que les fantasmes véhiculés par le cinéma et la littérature s'inspirent essentiellement de la version haïtienne de ce culte, un retour aux sources africaines, le long de l'ancienne Côte des Esclaves, permet de mieux appréhender la richesse et la diversité du vaudou, par-delà les frontières actuelles du Togo, du Bénin ou du Nigéria, et au-delà des différences entre des peuples comme les Fon et les Yoruba. Des statuettes étranges et composites, des artefacts magiques devenus oeuvres d'art.
L'histoire commence comme un roman de Joseph Conrad. Quand Jacques Kerchache (1942-2001) part pour le Gabon à l'âge de 21 ans, il est avant tout poussé par le désir de pénétrer là où personne n'est jamais allé. "L
e coeur de l'Afrique c'est la magie", pense-t-il, se rapprochant ainsi de la vision de Marlow, fasciné par les "sauvages" qui vivent au fin fond de la forêt, sur les bords du fleuve Congo dans le roman
Au Coeur des ténèbres. Mais ce ne serait pas rendre justice à Kerchache que d'en faire un émule tardif de l'exotisme colonial. L'aventurier ne se contente pas d'observer avec condescendance les pratiques des autochtones ; il devient lui-même, par l'initiation, un membre de la société qu'il observe : "
De ces expériences parfois difficiles, physiques certes, mais surtout intellectuelles et spirituelles, de ma participation à certaines cérémonies et à diverses manipulations d'objets, de mon immersion temporaire mais effective dans les cultes vaudou de l'ancienne Côte des Esclaves, je ne puis restituer aujourd'hui que des sensations, des impressions et je me garderai de toute affirmation."
A la tranquillité des plans fixes tournés à Paris s'oppose la frénésie des scènes saisies sur le vif, et la vue d'un même objet dans les deux contextes éclaire l'ambivalence du travail de Kerchache. Il s'agit en effet de replacer des objets de culte dans leur contexte tout en valorisant leur valeur plastique, qui n'est que secondaire à l'origine. L'équilibre précaire entre magie, mystère et émotion esthétique est maintenu au prix d'une redéfinition du champ recouvert par l'ethnologie : "
'Vaudou' a en soi une résonnance magique et cette magie doit rester intacte. Il n'est pas de notre propos de faire de la récupération exotique ou de percer un mystère mais d'aborder pour la première fois l'aspect purement esthétique de cet art." L'artiste comme "grand magicien", voilà ce qui intéresse l'ethnologue.
Du pragmatique à l'esthétique
Avant de désigner un ensemble de pratiques, le vaudou est d'abord un esprit symbolisant la force du dieu suprême Mawu. Cet esprit s'incarne dans des statuettes et des objets divers. Un vaudou peut se reproduire, être transmis en héritage ou encore mourir si son efficacité n'est plus avérée. Prêtres et devins sont essentiels pour manipuler les vaudous et les rendre efficaces par des offrandes et des prières. Dans un monde où le mal, quel qu'il soit, est toujours causé par quelqu'un, la combinaison de matériaux dont la valeur symbolique est forte peut protéger ou détruire selon les intentions du commanditaire. La plupart des oeuvres exposées à la Fondation Cartier sont des
botchios,
représentations souvent anthropomorphes qui captent sur elles les maléfices destinés à une famille, un groupe ou un village. Le terme, combinaison de
bo qui signifie "maléfice" en fon et de
cio, le "cadavre", marque le lien qui unit cette image au pays des morts. Les pièces les plus imposantes sont, à l'origine, plantées devant les maisons ou à l'entrée des villages. Visages stylisés ou grossièrement taillés, bois poli ou écorce apparente, la facture diffère. Même si, comme le remarque Kerchache, une même "physionomie" rapproche toutes ces pièces : "
Comment s'étonner de la relation privilégiée qu'il entretient avec la mort lorsqu'on observe cette silhouette fantomatique, filiforme, évanescente, quintessenciée, qui ressemble plus à une âme qu'à un corps ?"
L'origine et la fonction des botchios de petite taille, est plus difficile à déterminer. En passant d'un symbole exhibé en place publique à un objet intime, projection de désirs et de haines personnelles, le décryptage devient d'autant plus difficile. Leanne Sacramone, commissaire de l'exposition, insiste sur le fait que la fonction de ces objets fait essentiellement l'objet de spéculations. Si les matériaux utilisés - ossements, bois, objets manufacturés - permettent d'émettre des hypothèses, il est difficile de savoir s'il s'agit d'agression ou de protection : les taquets de bois que l'on peut à volonté enfoncer ou retirer de certaines parties du corps envoûtent ou libèrent la victime ; une machoire liée à la statue par une corde ou fermée par un cadenas entraîne, selon les cas, l'aphasie ou la mort. Chaque élément rajouté, ainsi que les offrandes qui forment la patine sacrificielle, a une efficacité qui lui est propre. Kerchache insiste sur l'alliance de l'esthétique et du sacré dans un "
art du détournement où tout est signifiant, un geste d'une étonnante modernité et d'une grande inventivité, des risques plastiques, et aussi un impact de l'humour sur le plan esthétique". Ainsi, ce
Chariot de la mort relie une figure anthropomorphe à deux crânes de crocodiles au moyen de chaînes, représentant dans l'espace une appartenance ou une dépendance entre les différents éléments de la composition.
Fantasmes et diffusion
La présence de fers d'esclaves dans de nombreux
objets rappelle le contexte historique de cette Côte des Esclaves et le rayonnement du vaudou qui en a résulté. Dans le catalogue, l'artiste haïtien Patrick Vilaire revient sur les transformations des rites et des pratiques qui ont accompagné la traversée de l'Atlantique. Arrachés à leur culture pour servir de main-d'oeuvre dans les plantations, les esclaves quittent l'Afrique sans leurs artistes, et cette violence a pour conséquence une quasi-disparition de la statuaire vaudou. Le culte et les pratiques magiques passent par des objets de petite taille, souvent cachés, qui ne se dévoilent que dans l'intimité : "
Les 'talismans' et fétiches sont inconnus. Il n'y a guère que les 'gardes', petits sacs de toile renfermant racines, feuilles, médailles des saints protecteurs (saint Jacques ou saint Michel) épinglés sur les vêtements au contact de la peau et les 'paquets', comme objets magiques spécifiques au vaudou haïtien." Les
botchios plantés dans le sol, si importants pour Jacques Kerchache, sont réduits à des assemblages de fragments et les représentations divines à des lignes épurées dessinées sur le sol.
Si le vaudou africain a prouvé à de nombreuses reprises sa capacité à intégrer de nouvelles divinités dans son panthéon, le vaudou haïtien opère quant à lui une synthèse entre les saints chrétiens et les esprits vaudou. Legba, intermédiaire entre les dieux et les hommes et protecteur du village, devient par exemple Saint Pierre, gardien des portes du paradis. Cette vision syncrétique, à la fois plus proche de l'Occident et aussi mystérieuse que les cérémonies filmées par Jacques Kerchache, a suscité nombre de fantasmes, de
Vaudou (Jacques Tourneur, 1943) à
Vivre et laisser mourir (Guy Hamilton, 1973). De même que l'entreprise littéraire de l'écrivain nigérian Wole Soyinka tend à revaloriser le panthéon Yoruba, l'exposition de la fondation Cartier réussit le tour de force de gommer les clichés sans rien enlever de sa magie et de son mystère du vaudou.