
théorisation qu'est la "francophonie", sa position demeure excentrique, notamment en vertu de la distance géographique par rapport à la France et à Paris comme centre culturel, bien qu'elle ait publié la plupart de ses œuvres au Seuil. Ce qui est sûr, c'est son appartenance à l'ensemble des écrivains que Robert Jouanny appelle "Singularités francophones", qui "sans appartenir à une collectivité considérée comme francophone, ont choisi, délibérément, d'écrire en français, au prix, généralement, d'une rupture avec la langue maternelle". Une appartenance qui, à bien y regarder, est une non-appartenance, une définition en négatif.
AUCUNE INTERVENTION CRITIQUE au sujet d'Agota Kristof n'est ainsi pertinente si elle ne tient pas compte de la situation linguistique spécifique de l'auteur, et notamment du fait qu'elle s'exprime dans une langue seconde. On remarque que souvent les études les plus conséquentes d'un point de vue politique et psychologique ne traitent pas en profondeur le problème de l'écriture en langue non maternelle, tandis que les études spécifiquement consacrées à cette question laissent souvent de côté des thèmes plus vastes comme le témoignage, le double bind ou la folie. Mais il ne faudrait pas non plus tomber dans des lectures "francophiles" de l'œuvre de Kristof. Le choix d'écrire en français, en effet, ne lui vient pas d'une prédilection pour cette langue, élue nouvelle patrie imaginaire ; au contraire, il est vécu par l'auteure comme une douloureuse contrainte. De même, Agota Kristof choisit le français comme langue d'écriture, sans avoir choisi la Suisse (ni un autre territoire francophone) comme lieu de vie. Il va de soi que le mot "choix" à son propos doit être employé avec précaution : de façon complémentaire, le concept de "hasard" s'impose avec un poids théorique remarquable.
L'INTÉRÊT POUR L'OEUVRE de Kristof est pourtant fort dans son pays d'origine, comme en témoigne d'une part l'attention croissante de la critique universitaire, de l'autre une certaine "productivité" du texte à travers la pratique de la traduction : l'atelier du Centre Interuniversitaire d'Études Françaises de Budapest a notamment traduit certains textes contenu dans le recueil C'est égal. Mais le succès de Kristof se situe aussi dans le champ de l'enseignement du français. Ses œuvres se prêtent aussi bien à des fins didactiques (notamment l'adaptation théâtrale) qu'à la lecture dans les cours de français langue étrangère. Le monolinguisme de l'auteur est une des raisons fondamentales du succès de la Trilogie comme texte scolaire, notamment en Suisse romande, où Le Grand Cahier a été au programme du baccalauréat.


