IL Y A UN AN, Agota Kristof, écrivaine hongroise d'adoption suisse et d'expression française, s'est éteinte dans sa maison à Neuchâtel en Suisse romande. Auteure de quatre romans (Le Grand Cahier, La Preuve, Le Troisième Mensonge, Hier), d'un recueil de nouvelles, C'est égal, et de plusieurs pièces de théâtre, elle n'a parlé de soi qu'à travers de courts textes autobiographiques, recueillis sous le titre L'Analphabète. Si le succès de son œuvre surtout romanesque auprès du public est indiscutable, le temps semble mûr pour un bilan des textes critiques qui lui ont été consacrés, ainsi que pour un examen des perspectives de recherche.
DEPUIS LA DISPARITION d'Agota Kristof, le principal obstacle qu'a rencontré la critique dans ses tentatives de définition de son oeuvre réside dans le fait qu'elle n'a pas laissé d'ouvrage théorique qui serve de support à une analyse. Tout en étant bilingue, elle n'a même jamais ni traduit ni écrit au sujet d'autres auteurs. De fait, Agota Kristof ne se laisse rattacher à aucune communauté d'écrivains ou d'intellectuels, pas même dans la communauté "virtuelle" des écrivains en exil. Même à l'intérieur du vaste espace de théorisation qu'est la "francophonie", sa position demeure excentrique, notamment en vertu de la distance géographique par rapport à la France et à Paris comme centre culturel, bien qu'elle ait publié la plupart de ses œuvres au Seuil. Ce qui est sûr, c'est son appartenance à l'ensemble des écrivains que Robert Jouanny appelle "Singularités francophones", qui "sans appartenir à une collectivité considérée comme francophone, ont choisi, délibérément, d'écrire en français, au prix, généralement, d'une rupture avec la langue maternelle". Une appartenance qui, à bien y regarder, est une non-appartenance, une définition en négatif.
– Résistances
NÉE EN HONGRIE en 1935, Agota Kristof croise la frontière autrichienne en 1956, quittant à jamais son pays. Au bout de quelques mois, elle parvient "tout par hasard" en Suisse avec le statut de réfugiée. Ici commence sa "lutte acharnée" pour la maîtrise de la langue française, qu'elle choisit comme langue d'écriture. L'exil est le thème quasiment unique de son œuvre, moteur de la narration et de l'acte même d'écrire. Lucidement raconté dans l'autobiographie, il trouve un écho dans les pièces de théâtre, où l'intrigue est réduite au minimum et les thèmes des textes narratifs reconvertis en images au fort potentiel symbolique (La Route, Le Monstre...). Décliné avec une certaine diversité, le thème de l'exil revêt un rôle également central dans ses romans. Le Grand Cahier est ainsi l'histoire de deux enfants jumeaux qui arrivent avec leur mère dans une petite ville frontalière ; pour échapper à la guerre qui sévit dans la capitale, ils sont confiés à leur grand-mère, une femme grossière et désagréable. Arrachés à l'affection et à l'amour de la famille, les jumeaux comprennent que le seul moyen pour survivre est l'endurcissement physique et moral, et que la survie est le but à atteindre au prix des plus grands sacrifices et des plus grandes cruautés, la dernière desquelles est la séparation. Le roman est accepté par les Éditions du Seuil et publié avec succès en 1986. La Preuve et Le Troisième Mensonge, suite initialement non prévue de l'histoire, racontent l'histoire respectivement du temps de la séparation et celui des retrouvailles des jumeaux. Avec Le Grand Cahier, il constituent ce qu'on appelle "La Trilogie", aujourd'hui traduite en trente langues.
HIER, PUBLIÉ EN 1995, présente les mêmes nœuds thématiques : l'exil et l'écriture, la famille et la séparation, la solitude et le mensonge. De manière complémentaire par rapport à la Trilogie (qui a lieu entièrement dans la "ville de K."), l'intrigue se déroule dans un anonyme (mais trop reconnaissable) "pays d'accueil", où Tobias/Sandor, personnage principal et narrateur en première personne, est un immigré incapable de s'intégrer mais conscient de l'impossibilité du retour au pays natal. Pourtant, au-delà de cette cohérence thématique, tout semble concourir à faire d'Agota Kristof une écrivaine inclassable. Les spécificités de son œuvre ainsi que de sa biographie permettent à la critique de tirailler l'auteure dans un sens ou dans l'autre, de manière que les définitions, à l'apparence toujours possibles, s'avèrent en même temps toujours discutables.
– Ouvertures
AUCUNE INTERVENTION CRITIQUE au sujet d'Agota Kristof n'est ainsi pertinente si elle ne tient pas compte de la situation linguistique spécifique de l'auteur, et notamment du fait qu'elle s'exprime dans une langue seconde. On remarque que souvent les études les plus conséquentes d'un point de vue politique et psychologique ne traitent pas en profondeur le problème de l'écriture en langue non maternelle, tandis que les études spécifiquement consacrées à cette question laissent souvent de côté des thèmes plus vastes comme le témoignage, le double bind ou la folie. Mais il ne faudrait pas non plus tomber dans des lectures "francophiles" de l'œuvre de Kristof. Le choix d'écrire en français, en effet, ne lui vient pas d'une prédilection pour cette langue, élue nouvelle patrie imaginaire ; au contraire, il est vécu par l'auteure comme une douloureuse contrainte. De même, Agota Kristof choisit le français comme langue d'écriture, sans avoir choisi la Suisse (ni un autre territoire francophone) comme lieu de vie. Il va de soi que le mot "choix" à son propos doit être employé avec précaution : de façon complémentaire, le concept de "hasard" s'impose avec un poids théorique remarquable.
QUELQUES RECHERCHES récentes font appel à des notions encore en voie de définition, comme celle d'"écriture migrante", qui embrasse les concepts d'exil, de déracinement, de déterritorialisation et de perte de l'identité, voire dédoublement, tous présents dans l'œuvre de Kristof, et encore celle de "récit de survivance", qui se vaut de la relecture de Freud, Lacan et Ricœur pour trouver dans les récits des survivants de tout trauma historique récent des "modalités génériques et structures d'adaptation au réel". Une lecture selon cette approche, telle qu'elle est réalisée par Christiane Kègle et Claudie Gagné, reconnaît à l'œuvre de Kristof son poids psychologique et politique, négligé par des lectures trop "littéraires". Ce qui n'a pas suffisamment été fait jusqu'à présent, c'est de tenter de conjuguer les différentes dimensions d'analyse (linguistique, politique, psychologique, littéraire stricto sensu) dans une lecture thématique au sens large, qui interroge l’œuvre à travers ses "principes organisateurs", en les comparant éventuellement à ceux d'autres écrivains.
– Appropriations
MALGRE CES DIFFICULTÉS, certaines tentatives d'appropriation de son oeuvre existent de fait. Ainsi, la littérature suisse romande revendique sienne l'oeuvre de Kristof. Dans l'ouvrage de Roger Francillon Histoire de la littérature en Suisse romande, Agota Kristof apparaît dans les sections consacrées au théâtre, au roman contemporain et aux "Figures de l'exil". Dans cette dernière, elle n'est pas contrainte dans une généalogie littéraire suisse, mais elle est rapprochée à d'autres auteurs d'origine étrangère, tels qu'Anna Cuneo, Pierre Katz, Micha Sofer, Adrien Pasquali, Mireille Kuttel. Plus compliqué est le rapport entre Agota Kristof et la littérature hongroise, pour la raison évidente que, à part quelques poèmes de jeunesse, l'auteure n'a pas écrit dans cette langue.
L'INTÉRÊT POUR L'OEUVRE de Kristof est pourtant fort dans son pays d'origine, comme en témoigne d'une part l'attention croissante de la critique universitaire, de l'autre une certaine "productivité" du texte à travers la pratique de la traduction : l'atelier du Centre Interuniversitaire d'Études Françaises de Budapest a notamment traduit certains textes contenu dans le recueil C'est égal. Mais le succès de Kristof se situe aussi dans le champ de l'enseignement du français. Ses œuvres se prêtent aussi bien à des fins didactiques (notamment l'adaptation théâtrale) qu'à la lecture dans les cours de français langue étrangère. Le monolinguisme de l'auteur est une des raisons fondamentales du succès de la Trilogie comme texte scolaire, notamment en Suisse romande, où Le Grand Cahier a été au programme du baccalauréat.
CES TROIS TENTATIVES d'appropriation en acte semblent constituer des réponses (de la part des littératures nationales et de l'institution scolaire) au fait que l'œuvre de Kristof, sans revendiquer aucune "territorialité", participe de plusieurs champs à la fois. Prendre en considération ces trois réponses, qui correspondent à autant de nouvelles ouvertures, peut donner matière à des lectures plus articulées et plus complètes, décidément souhaitables pour l'œuvre d'une auteur qui a encore beaucoup à nous dire.