Le goût des autres
"Des milliers de fenêtres… Derrière chacune, le petit film d'une vie dont je ne suis que le figurant. Chaque lumière abrite un personnage, persuadé d'être le 'héros principal' ; et pour qui je ne suis qu'une fenêtre sur une façade… anonyme et perdu parmi 'les autres gens'" (1). C'est la vie de ces "autres gens", tour à tour héros et figurants, ces ombres que l'on frôle sans jamais les rencontrer, que se plaît à imaginer Thomas Cadène dans un feuilleton-BD publié sur Internet où, chaque jour, un dessinateur différent prend le relai. Ces personnages dont les destins se croisent et se mêlent ont fêté, au mois de mars, leur premier anniversaire. Après une exposition à la Galerie des Arts graphiques, à Paris, le premier album de la série est publié en ce début de mois d'avril.
Il y a Mathilde, qui a gagné 30 millions d’euros au loto grâce à Hyppolyte, richissime héritier qui, pour s'affranchir de sa famille, veut remporter le gros lot. Il faut dire que la famille d'Hyppolyte n'est pas de celles avec lesquelles on a envie de passer un week-end : une mère revêche, un frère démoniaque à rendre jaloux Machiavel, un autre abonné aux divorces et une soeur glaciale. Du côté de Mathilde, on a le père gauchiste, la mère fatiguée d'être la bonniche et le frère homosexuel qui a du mal à avouer à son père qu'il vote UMP. Heureusement, on peut quitter la famille pour retrouver les amis : Camille la rouquine, Emmanuel le vrai-faux timide
et Arnaud le tombeur inculte. Ainsi que le cousin Dimitri et l'agent immobilier-petit copain Stéphane, complètement accro à l'insupportable jeune femme. Ou encore Kader, Léa, Basile, Faustine, Mathieu, Véronique et quelques autres.
La vie de tout ce petit monde est racontée sur
lesautresgens.com. A l'origine du site : Thomas Cadène, fondateur de l'énigmatique PPPIFBDM (Plus Petit et Plus Informel Festival de Bande Dessinée du Monde), qui propose à une quinzaine de dessinateurs de sa connaissance le principe suivant : un feuilleton en ligne dont un épisode est publié chaque jour, cinq fois par semaine, du lundi au vendredi. Thomas Cadène rédige le scénario tandis que le rythme de publication oblige à partager le travail entre plusieurs dessinateurs, offrant ainsi une diversité de styles dans le coup de crayon. Le premier épisode est mis en ligne en mars 2010. A l'époque, en plein débat sur les droits numériques, c'est un véritable modèle économique que propose le jeune scénariste : le site est payant. Après un premier mois gratuit pour allécher le chaland - et qui reste gratuit pour permettre aux nouveaux promeneurs de découvrir l'histoire -, il est nécessaire de s'abonner. Idem pour accéder aux archives. Le prix reste modeste au vu du nombre de pages auquel il permet d’accéder : 2,79 euros par mois, 15 euros pour six mois et 29 euros à l'année. Mais qui permet néanmoins de rémunérer les auteurs au prorata des lecteurs.
Le travail fourni est en effet redoutable : les mises à jour sont quotidiennes, elles représentent environ quatre à cinq pages de bande dessinée et demandent parfois aux dessinateurs plusieurs jours de labeur. Ce n'est pourtant pas la première fois qu'un site ou un blog propose de la bande dessinée et en fait le support d'une rémunération : des webcomics anglo-saxons comme
Girl Genius ou
The Order of the Stick publient très régulièrement de nouvelles pages. L'accès en est gratuit parce qu'ils sont financés par la vente de produits dérivés, et éventuellement d'albums papier. En France, les blogs constituent parfois une première étape avant la publication des pages dans un album - comme c'est le cas pour
Boulet ou
Maliki - ou sont rémunérés par la publicité, à l'instar du
blog de Martin Vidberg. Mais aucun de ces modèles n'est sans faille : rien ne garantit à un auteur que les revenus de la vente de produits dérivés ou ceux de la publicité seront suffisants ; rien ne lui garantit non plus qu'il trouvera un éditeur pour son blog. Pensé sur le long terme et mobilisant toute une équipe,
Les Autres Gens a donc obligé son créateur à imaginer une autre piste. C'est le micro-paiement qui a finalement été retenu, avec ce qu'il peut avoir comme limites - et notamment le nombre de lecteurs, nécessairement plus réduit, mais qui atteint tout de même les 1100 abonné-e-s.
L'histoire n'est pas pensée sous forme de notes ou de strips indépendants les uns des autres, mais s'inscrit immédiatement dans la durée. Car Internet permet de remettre au goût du jour le feuilleton. "
C'est un format qui me plaît énormément, qui me passionne depuis longtemps et il m'a semblé que le medium internet le rendait à nouveau très pertinent", explique Thomas Cadène. Le web est une aubaine pour ce fan de séries télévisées qui aime les possibilités qu'offre la multiplication des épisodes : la longueur d'un feuilleton est
l'occasion "
d'explorer le spectre des personnalités, des relations sociales, familiales et de couple". Au fil des mois, le scénariste a la possibilité de placer les (anti-)héros dans de multiples situations, d'examiner leurs différentes facettes et de jouer de la relation à trois - auteur, personnage, lecteur - qui se crée. "
J'adore amener le lecteur à détester un personnage qu'il a adoré six mois plus tôt", avoue-t-il. "
Car c'est tout l'enjeu du procédé de la série : révéler notre humanité, le fait que l'on change en permanence."
Pourquoi ne pas avoir choisi, dès lors, de se concentrer sur un nombre limité de protagonistes? "
Quand on prend le métro de nuit et qu'on s’arrête dans les stations aériennes, on aperçoit les gens derrière les fenêtres des immeubles. Il y a quelque chose d'incroyable à réaliser que tous ces gens-là ont une vie. On côtoie quotidiennement des milliers de vies dont on n'a pas la moindre idée." Il y a, aux yeux de l'auteur, quelque chose de passionnant dans cette diversité mystérieuse. Mais il reconnaît aisément que cela demande du travail et une certaine maîtrise du procédé. Le risque est en en effet de sombrer dans une profusion de personnages jusqu'à rendre l'histoire illisible. Sans compter la difficulté de maintenir l'intérêt du public sans user jusqu'à la corde les mêmes filons ou se rabattre sur des rebondissements artificiels. Pour cela, "
il faut mettre en place des axes forts", mais aussi accepter le constat qu' "
on perd l'intensité dramatique propre à un récit court". Pourtant, "
les possibilités offertes par le feuilleton en font sans doute le format le plus riche. Il donne le luxe de prendre son temps." Et si l'épisode du jour traite de personnages ou d'intrigues que le lecteur aime moins, c'est l'occasion pour lui de s'attarder un peu plus sur le dessin qui lui est proposé.
Car à chaque jour son dessinateur : les crayons de Vincent Sorel, les trames de Margot Scesa, les couleurs d'Erwann Surcouf, le réalisme de Bandini ou les résumés humoristiques de
Marion Montaigne. Ils sont aujourd'hui quatre-vingt à prêter leurs crayons, pinceaux, pastels et fusains aux
Autres gens. Un nombre qui confère désormais au site les allures d'un laboratoire d'exploration des styles. "
Il n'y avait là rien de prévu et aucune volonté de faire oeuvre de prosélytisme bédéïque, explique Thomas Cadène
. C'était une nécessité si on voulait pouvoir produire cinq épisodes par semaine". Pour assurer le rythme journalier, un vivier suffisamment important de dessinateurs s'impose donc, surtout que les auteurs se retirent parfois quelques temps en raison d'autres projets en cours. "
Au début, le lectorat était craintif face à ces changements de style. Mais maintenant, les remarques sont très positives : soit les gens s'en moquent, soit ils aiment". Cette particularité fait désormais partie intégrante de l'histoire, et les dessinateurs jouissent d'une grande liberté dans leur approche : les cadrages et les angles de vue ne leurs sont pas imposés. "
Thomas nous indique les choses auxquels il tient : certains habits ou certaines expressions. Mais il ne nous donne pas de croquis et nous laisse imaginer la scène", raconte Aseyn, un des premiers participants. Et d'une fois sur l'autre, un dessinateur peut proposer un style et une technique différente. "
Mes dessins pour Les Autres Gens
traduisent mon humeur et mon travail du moment, poursuit-il.
C'est pour moi une sorte de laboratoire." La seule contrainte qui pèse réellement sur les dessinateurs est que les personnages soient facilement reconnaissables. Pour chacun, certains détails précis doivent être respectés : la forme du nez ou une frange assurent que le lecteur s'y retrouve et puisse savourer son plaisir sans entraves.
Le format est bien évidemment
pensé pour que la lecture à l'écran soit aussi agréable que possible ; la taille des cases permet même aux propriétaires de huit ou dix pouces de voir les cases dans leur totalité. La sortie de l'édition papier n'était d'ailleurs pas pensée comme une nécessité ou un aboutissement : "
Que la version papier paraisse est une bonne chose, mais nous ne l'avons pas cherché. Ce n'était pas l'objectif. Le projet principal est et reste conçu pour internet", souligne Thomas Cadène. Même si, ajoute-t-il, "
je suis content de la sortie du livre parce que certaines personnes ont renoncé à la lecture à cause de l'écran. Le livre reste important pour beaucoup de gens. Il va donc attirer de nouveaux lecteurs." La sortie des différents albums - un pour chaque mois du site internet - va se poursuivre dans les mois qui viennent. Pour les plus impatients, il est possible d'accéder aux archives du site ou de prendre l'histoire en cours grâce aux résumés mensuels. Et de découvrir ainsi la prochaine piste envisagée : après l'exploration d'un modèle économique, de personnages et du dessin, c'est vers une diversification des scénaristes que pense se tourner
Les Autres Gens.