La groupie du poète
Saint-John Perse (1887-1975) aurait certainement enragé en découvrant les feuilles du journal intime de son amie Katherine Biddle, rassemblées et publiées sous le titre évocateur Saint-John Perse intime - 1940-1970, et publiée en français chez Gallimard cette année. Le quotidien de celui qui affectionnait le secret, dans sa vie comme dans sa poésie, est ici observé et méticuleusement couché sur papier. Et pourtant, n'est-ce pas Katherine Biddle elle-même, cette amoureuse discrète oeuvrant pour la fortune littéraire de Saint-John Perse, qui se trouve au coeur de l'ouvrage ?
Saint-John Perse, c'est d'abord Alexis Leger, diplomate remarqué au Quai d'Orsay pour sa langue ardue et son étrange goût du secret ; puis un nom d'emprunt - le dernier d'une longue liste - choisi par un génie qui refusait sans cesse qu'on lise sa poésie, mystérieuse et hermétique, sous l'angle de l'intime et du personnel ; et enfin une personnalité kaléidoscopique, qui a montré à chacun une facette différente de lui-même. Fin psychologue, puissant manipulateur, il flattait, séduisait et attirait par son étrange pouvoir magnétique, dissimulant habilement sa pensée. Cette pensée que Katherine Biddle tente aujourd'hui de coucher sur papier, en publiant une anthologie de ses journaux qui arbore le nom de celui qu'elle a aimé :
Saint-John Perse intime. Un intime biaisé par le regard de Biddle, par son adoration pour le poète ; car si intimité il y a, elle est, selon l'intéressée, "
spirituelle et parfois sensuelle, avec quelques moments d'effleurements". Eternelle amoureuse, parfois jalouse, toujours badine, la femme regrette à la fin de sa vie de ne pas avoir franchi les seuils amoureux que la convenance de son époque lui a interdit.
L'amoureuse lucide
Tour à tour maîtresse platonique, mécène généreuse, mère protectrice, Katherine Biddle est littéralement happée par l'étouffant Saint-John Perse. En témoignent ses journaux qui taisent le plus souvent ses propres succès littéraires, au profit d'une transcription minutieuse des menus détails de la vie de Perse : ses rhumes, ses coups de téléphone, ses remarques… Certaines lettres envoyées à son époux, Francis Biddle, alors juge au procès de Nuremberg, sont même gangrénées par la présence du poète. Avait-il bonne mine ? Etait-il plus enjoué que dimanche dernier ? S'était-il ennuyé au cours du dîner ? Autant de questions qui hantent la diariste, au point qu'elle écrive une pièce de théâtre dans laquelle le couple de l'héroïne, quadragénaire mariée - double de l'auteure -, est mis en péril par l'arrivée d'un "
être exceptionnel dans sa vie".
En amie fidèle, Biddle veille sur Saint-John Perse
qui, grâce à elle, n'a plus, lors de son exil américain, à se soucier du moindre problème d'ordre pratique ou financier. Elle modifie son testament en faveur du poète, et joue de ses réseaux pour que lui soient attribuées, en plus d'une place en tant que conseiller littéraire à la Bibliothèque du Congrès, des bourses de différentes fondations. Le financement de sa maison dans le Sud de la France et même ses frais médicaux dépendent, entre autres, de la mécène qui, dès 1953, oeuvre en coulisses pour que lui soit décerné le prix Nobel. Katherine Biddle, ou la groupie du poète.
Et pourtant, la pratique au quotidien de ce génie pendant plus de trente ans éveille bien quelques critiques de sa part. Si elle n'ose se révolter qu' "
en silence" en 1944, avec le temps, elle prend davantage de distance. Au fil des pages, Katherine Biddle déplore la tendance au commérage et au mensonge de Saint-John Perse. Mais aussi sa présence envahissante, qui lui fait écrire en 1951 : "
Il m'a tenu la jambe au téléphone pendant 45 minutes." C'est surtout, écrit-elle, sa propension à la mégalomanie qui l'exaspère. Si, quand elle détecte chez lui un esprit mélancolique, elle consent à le faire parler, à d'autres moments, elle avoue "
en avoir assez d'entendre cette voix française qui discourt sans arrêt". Elle revient à plusieurs reprises sur l'homophobie, le racisme ou la misogynie du poète qui refuse, par exemple, de répondre à Marcel Proust lorsque celui-ci, souhaitant connaître sa réaction après avoir fait son éloge dans
Sodome et Gomorrhe, lui écrit quatorze lettres. Il déclare également que "
les Noirs sont malsains", et fustige les femmes qui s'impliquent en politique, les jugeant trop exaltées et trop naïves. Et pourtant, l'amitié reste infaillible entre Saint-John Perse et Biddle, dont les engagements se situent à l'exact opposé : militante pour les droits des femmes et l'égalité des droits civiques, elle est l'auteure d'une pièce de théâtre (
Sojourney Truth) dans laquelle l'héroïne noire combat l'esclavage et le sexisme.
"Je crois à peu près la moitié de ce qu'il me dit"
Poète exilé et énigmatique, Saint-John Perse est nimbé d'un mystère que les journaux de Katherine Biddle tentent de percer. La diariste révèle l'envers du décor, la stratégie de toute une vie. Au fil des mois, des années, des décennies, c'est un mythe persien qui se construit avec acharnement et minutie. Le Saint-John Perse officiel refuse les honneurs et les invitations, se plaint d'être publié malgré lui et affirme ne pas vouloir le Prix Nobel. Seule sa poésie paraît lui être nécessaire ; qu'importe la médiatisation, la reconnaissance. Et pourtant, c'est un homme obsédé par sa carrière littéraire que décrit Katherine Biddle, soucieux du moindre article écrit sur lui, tourmenté par sa réputation. Souhaitant donner de lui l'image d'un poète captivé par son seul art, il clame à qui veut l'entendre sa volonté de ne plus être édité, envoyant pourtant discrètement ses manuscrits tantôt à des amis éditeurs tantôt à des revues d'Amérique du Sud, détour géographique indispensable pour qui veut publier sans en donner l'impression. Insensible aux récompenses de ses pairs, il développe cinq bonnes raisons pour refuser le prix de l'Académie nationale des Arts et des Lettres - avant, finalement, de l'accepter. Construisant méticuleusement son mythe, Saint-John Perse suit de très près l'élaboration des articles critiques le concernant composés par Katherine Biddle, relisant les brouillons, corrigeant certaines parties, allant même jusqu'à en dicter d'autres. Il porte aussi un soin particulier à la revue qui les publie, convaincant sa mécène de préférer la
Yale Review plutôt que la
New World Writing, que le poète juge trop vulgaire pour lui.
Son rêve secret : obtenir la une du
New York Times, accompagnée de sa photographie ; en 1958, c'est chose faite. Son ambition cachée : le Prix Nobel, qu'il met, malgré toute l'énergie déployée de façon souterraine et le fait d'affirmer publiquement son indifférence, presque dix ans à obtenir. Finalement, l'énorme travail qu'il fournit pour constituer une Pléiade, qui lui est entièrement consacrée, achève la construction de son mythe. Imposant comme condition sine qua non à la parution du volume une mainmise totale sur sa conception, Saint-John Perse décide de réécrire sa correspondance, allant même jusqu'à y insérer des lettres factices. La notice biographique n'échappe pas non plus à une importante réécriture. Déformée, enjolivée, inventée, sa vie devient conte, fiction et finalement mythe. Saint-John Perse est plus qu'un pseudonyme : il est à la fois le démiurge et le personnage.
Dans l'atelier du poète
Témoin privilégié, Katherine Biddle assiste à la naissance des textes qui feront la renommée du poète. Les après-midis se suivent au cours desquelles la diariste ne cesse d'interroger son mentor : pourquoi tel mot ? Que signifie celui-ci ? Mettant d'ordinaire un point d'honneur à ne jamais expliquer sa poésie, Saint-John Perse se confie à son amie et réalise le fantasme de nombre de critiques : interroger à qui mieux mieux le créateur sur chaque mot, chaque signe de ponctuation. Le statut de Katherine Biddle n'est pas celui d'une lectrice lambda : elle rattache les poèmes aux souvenirs et aux événements qu'elle a connus, proposant dès lors une lecture naïve de l'oeuvre de Saint-John Perse, comme si la poésie pouvait se réduire à une lecture référentielle. D'autant qu'elle retranscrit l'interprétation que lui en propose l'auteur, comme si de l'écrivain découlait toute vérité sur son texte.
Les longues conversations entre les deux amis, si elles n'épuisent en aucun cas le sens de l'oeuvre poétique, essaient aussi de percer au grand jour une méthode. Jamais Saint-John Perse n'a livré sa façon de procéder dans un discours aussi structuré et raisonné. Katherine Biddle tente de reconstituer ce que serait sa pratique à partir d'indices recueillis ça et là. Elle explique, par exemple, que le poème vient toujours d'une fulgurance, d'un éclair dans la nuit, déchirant son sommeil. Il est cet inattendu n'attendant pas une seconde avant d'être couché sur le papier - dans ce grand orgasme nocturne. Et voici réactivé par la diariste le mythe de l'inspiration descendue des cieux, passant à travers le Poète élu qui transcrit cette parole céleste. A ce stade, le poème n'est qu'un embryon, un fatras de lignes et de mots écrits à la hâte sur une seule grande feuille, support indispensable au poète pour saisir, en un coup d'oeil, les racines et les branches de son poème. Ensuite vient le travail de maîtrise, de technique par lequel chaque mot habilement soupesé trouve, dans une syntaxe exigeante, sa place précise et inévitable, depuis laquelle la magie du mot - née de sa morphologie, de ses sonorités, de son étymologie, de sa polysémie - déclenche, comme une étincelle, une série
d'images, les plus concrètes et les plus simples possibles car, pour Saint-John Perse, même si la poésie s'interdit la description et aborde toujours une idée abstraite, elle doit s'exprimer par des images physiques et sensuelles : la pluie, la neige, le vent…
Quel crédit accorder à ce conte de l'écriture ? Saint-John Perse, poète inspiré et minutieux ? Les journaux le décrivent pourtant peu besogneux, plus occupé à se baigner qu'à travailler, plus intéressé par les dîners mondains que par ses recherches. Cet art poétique, en tout point identique à celui développé dans son allocution au Banquet Nobel, relève-t-il encore de la mythification du personnage ? Katherine Biddle l'amoureuse, l'admiratrice, ne nuit-elle pas à Katherine Biddle l'essayiste, la commentatrice ? Une apparente confusion des genres qui est peut-être, au final, la traduction la plus juste de l'effet que produisait Saint-John Perse sur celles et ceux qui l'ont fréquenté, et aimé.