A supposer qu'au cours de l'émission radio "Des papous dans la tête" sur France Culture, Bertrand Jérôme propose à Hervé Le Tellier de donner une série de réponses à la question "A quoi tu penses ?". A supposer que ce dernier poursuive l'exercice jusqu'à obtenir mille réponses. A supposer que les éditions du Castor Astral les publient en 1998 sous le titre Les Amnésiques n'ont rien vécu d’inoubliable, et que Frédéric Cherboeuf, Etienne Coquereau et Isabelle Cagnat s'en emparent pour monter une pièce de théâtre. Alors, celle-ci sera jouée jusqu'au 18 juin au théâtre du Lucernaire, à Paris, où la question revient telle une litanie, étourdissante, infernale. Tentative paradoxale pour faire jaillir du silence ce que l'autre choisit précisément de ne pas dire, et un peu vaine pour accéder à la vérité sans cesse dérobée de l'autre. Mais à quoi pense au juste Hervé Le Tellier ?
Une rumeur court selon laquelle les oulipiens seraient les personnages d'un roman de Raymond Queneau, le co-père fondateur, avec François Le Lionnais, de l'Ouvroir de Littérature Potentielle, ce groupe d'écrivains né de la rencontre inattendue des mathématiques et de la littérature, qui s'adonne depuis plus de cinquante ans à l'écriture sous contrainte. Hervé Le Tellier possède en effet toutes les caractéristiques d'un héros de roman à l'identité foisonnante, à la fois mathématicien, journaliste, docteur en linguistique, poète, romancier, papou, animateur d'ateliers d'écriture, artiste, enseignant, et séducteur incurable. Au croisement de toutes ces marottes : le goût du jeu, dans les mots comme dans la vie, qui lui donne cet air d'enfant espiègle égaré dans un corps de 54 ans. Et la passion de la mystification, telle que la définit Milan Kundera dans
L'Art du roman : "
La façon active de ne pas prendre au sérieux le monde."
Textes à démarreur. Le thème du mensonge et de la duplicité fait d'ailleurs surface à plusieurs reprises dans
Les Amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, comme lorsqu'il écrit : "
Je pense que je n'hésite jamais à mentir, et qu'à force, je suis devenu un menteur relativement sincère" ou encore "
Je pense qu'il existe des mensonges si anciens qu'ils font partie de moi au point de ne plus pouvoir les avouer aujourd'hui". Les milles pensées qui composent cet ouvrage dessinent un autoportrait kaléidoscopique de l'auteur. Mais c'est à l'un de ses comparses que le titre rend hommage :
Les Amnésiques n'ont rien vécu d’inoubliable est un clin d'oeil au célèbre
Je me souviens de Georges Perec, publié vingt ans plus tôt. Les deux livres fonctionnent de la même façon : ce sont des "textes à démarreur", chaque début de phrase étant imposé par la contrainte. Ici : "
Je pense que..."
Le Tellier, lui, songe aux vieux thèmes éculés de la poésie lyrique : le temps qui passe, la vieillesse, l'amour, la mort. Mais le rire met sans cesse à distance tout risque de lyrisme naïf : "
Je pense qu'on peut mourir d'amour. Tiens, pas plus tard qu'hier, j’ai failli me faire écraser par un bus parce que je regardais une fille en traversant la rue." L'écrivain pense aussi au sexe, à l'infidélité, à son image, à son amour-propre, à son métier d'écrivain, ainsi qu'à tant de petites vérités triviales qu'on a coutume de taire : "
Je pense que mon attitude embarrassée lorsqu'on me couvre de louanges masque assez mal ma satisfaction." Le recueil s'ouvre et se ferme sur la présence d'un "tu" qui affleure régulièrement au fil des pages. A la première pensée du livre - un banal "
Je pense à toi" - répondent par un effet d'écho, non dénué ironie, les deux dernières : "
Je pense à toi et moi." ; "
Je pense à moi. Et toi ?' Car, comme tout Oulipien digne de ce nom, Le Tellier plonge les mains dans le langage comme dans une boîte à jouets. Il multiplie les calembours et jongle avec le "langage cuit", ces expressions figées dont les oulipiens se délectent : "
Je pense que quand on veut noyer son chagrin, on se noie toujours avant lui" ; "
Je pense que la seule couleur connue des idées est le noir, et je crois pourtant avoir eu parfois des idées vertes, ou bleues"… Et la pensée la plus anodine devient presque naturellement, sous sa plume, un mot d'esprit.
Question/réponse. De ces mille et quelques fragments, Frédéric Cherboeuf, Etienne Coquereau et Isabelle Cagnat ont tiré une pièce. "
Nous avions les cerises, mais il fallait trouver un gâteau", sourit Etienne Coquereau. Soit sélectionner et ordonner 150 pensées, jusqu'à mettre la main sur ledit gâteau : une baignoire remplie d'eau qui occupe le centre de la scène - peut-être en écho à la pensée : "
Je pense qu'il n'y a rien de plus casse-gueule que ces caoutchoucs antidérapants qu'on met dans les baignoires pour ne pas glisser et tomber." La baignoire, lieu de l'intime par excellence, devient ici le théâtre des jeux de l'amour. On s'y prélasse. On s'y caresse. On s'y observe. On s'y shampooine. On y patauge. On y entre. On en sort. On s'y chamaille. On s'y brosse les dents. On y
mélancolise. Nu ou habillé. Tout est prétexte au jeu de question/réponse apparemment infini. Cette forme répétitive relève de l'art de la série, technique fréquente dans le pop art que les oulipiens appliquent à la littérature. Témoins célèbres, les
Exercices de style de Queneau, dont Hervé Le Tellier s'est d'ailleurs inspiré pour écrire
Jocondes jusqu'à cent qui revisite le célèbre tableau de Vinci de cent points de vue différents, que ce soit celui d'un trader, de Cyrano, d'un amateur de jeux télévisés ou de 007 - "
Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés, Monsieur ? - Cond. My name is Cond. Joe Cond."
Nouvelle démonstration de cette passion pour la collection :
L'Herbier des villes, que le Lucernaire accueille pendant la durée du spectacle. Cet "
Hurbier" - comme Le Tellier pensait initialement l'appeler - se compose d'un ensemble de détritus industriels ramassés dans la rue, accompagnés de haïkus à la typographie fantaisiste. Une première version de "
L'herbier des villes" intitulée "Neuf objets pas neufs" avait déjà été présentée en 2005 à la Galerie Martine Aboucaya, dans le cadre de l'exposition collective
Oulipo. Les neuf sont aujourd'hui quarante : du paquet de cigarettes au jeu à gratter, en passant par la bouteille vide ou le petit soldat de plomb. Ce qui a séduit Le Tellier dans ces objets, c'est qu'ils composent une vision parcellaire de la ville : "
Ils restituent quelque chose de la réalité de notre monde, une réalité à la fois très industrielle et très intimiste." A chaque cadre est aussi associé une étiquette pseudo-savante, inspirée du travail de Jean-Baptiste Lamarck : on doit à ce dernier le premier herbier national, visible au Muséum d'Histoire Naturelle - on lui doit également la première tentative de classification des nuages, mais c’est une autre histoire. L'étiquette précise le nom latin de l'objet, qui est toujours une pure fantaisie.
Cette parodie de présentation scientifique rappelle
l'inclination de Le Tellier pour la fausse érudition, qu'il partage avec un Perec pastichant des articles scientifiques dans
Cantatrix sopranica. "
C'est une façon d'inscrire une sorte de fausse synapse qui viendrait se connecter à des vraies synapses, une cellule nerveuse qui est entièrement fausse mais qui la relie à tellement de vraies cellules qu'elle donne de la vie à toutes les autres. C'est un vrai jeu avec l'histoire, un jeu de curiosité, ça dit au lecteur : 'attention, des choses sont vraies et des choses sont fausses.'
La différence est ténue et elle est énorme. C’est une sorte de mise en garde permanente sur ce qu’est la réalité." Une technique particulièrement aboutie dans l'
Encyclopaedia inutilis, recueil de biographies imaginaires nourries de tant de détails scientifiques et historiques que le lecteur finit par ne plus pouvoir démêler le vrai du faux, même si certains indices, jeux de langage et clins d'oeil laissent entrevoir la supercherie. Cette complicité avec le lecteur est bien au coeur de l'esthétique de Le Tellier, au point qu'il la considère comme l'enjeu essentiel de la relation entre les Oulipiens et leur public dans sa thèse de linguistique
Esthétique de l'OuLiPo.
78 orgasmes. L'oeuvre de Le Tellier est truffée de références à ses pairs, comme pour mieux l'inscrire dans l'arbre généalogique. Outre Perec et Queneau, c'est à l'auteur des
Villes invisibles, Italo Calvino, qu'il rend hommage dans
Cités de mémoire : chaque chapitre décrit une invraisemblable ville imaginaire qui semble receler quelque secret philosophique, linguistique ou physique. Mais son oeuvre la plus oulipienne demeure certainement
La Chapelle sextine, qui, avec ses 78 orgasmes réglés selon une batterie de contraintes fort complexe, faisant permuter les lieux, les partenaires et les membres du corps, n'a plus rien de catholique... Cette filiation oulipienne, Le Tellier l'honore notamment car c'est son entrée dans le groupe, en 1992, qui fut l'élément-déclencheur de sa carrière littéraire. Il fait partie des nouvelles générations d'oulipiens cooptés après la mort des grandes figures du groupe... et presque par hasard : lorsqu'il envoie à Paul Fournel, aujourd'hui président de l'OuLiPo, son premier ouvrage
Sonates de bar en 1992 - un recueil de nouvelles ayant comme caractéristique, pour des raisons purement pragmatiques, de comporter chacune exactement 2000 signes - il ignore que le groupe est toujours actif : "
En arrivant chez Paul Fournel, qui dirigeait Seghers, je me suis rendu compte, premièrement, du fait que l'OuLiPo existait encore, et deuxièmement, du fait qu'il faisait encore des réunions régulières." Peu après la publication des
Sonates de bar, il est invité d'honneur et devient collaborateur des
Papous sur France Culture, avant de faire définitivement partie de l'Ouvroir.
Lui qui rédigeait des chroniques pour
L'Evenement du Jeudi revient aujourd'hui vers le journalisme, par le biais d'un billet électronique quotidien pour
Le Monde. Le lien entre les deux pratiques d'écriture est ténu, chacun de ses billets proposant deux ou trois textes sur l'actualité dont la forme n'est pas sans rappeler celle des
Amnésiques. Et comme les Oulipiens aiment chercher chez les écrivains du passé des précurseurs qu'ils nomment non sans facétie leurs "plagiaires par anticipation", Le Tellier en a découvert un, méconnu, dans la littérature portugaise : Jaime Montestrela, auteur de nouvelles brèves et insolites, comme celle-ci : "
Sur l’île de Caladonga, les habitants révèrent un Dieu dont l’existence n’est jamais mise en doute, bien que ce dieu soit hélas minuscule et fragile. Aussi, après avoir sucré leur café, ils veillent, lorsqu’ils reposent la cuiller à côté de leur tasse, à ce que le dieu ne soit pas posé précisément à cet endroit de la soucoupe. Un déicide est si vite arrivé." De fait, le nom de Dieu émerge à plusieurs reprises dans le recueil de Le Tellier, mais comme chez Montestrella, il s'agit davantage d'un concept avec lequel l'esprit peut jouer qu'un objet de croyance : "
Je pense que Dieu devait vouloir protéger les homards pour les rendre aussi difficiles à manger" et autres "
Je pense que la première chose que je dirai à Dieu, en arrivant là-haut, c'est : 'Devinez ce que je vais vous dire, vous qui savez tout ?' " Même dans l'au-delà, Hervé Le Tellier est un incorrigible bavard.