La règle du jeu
A la grande surprise de son auteur Mark St. Germain, Freud's Last Session a battu tous les records d'audience pour une pièce dite "off Broadway", loin des paillettes du Times Square. Forte d'un accueil public et critique enthousiaste, la mise en scène par Tyler Marchant de la rencontre imaginée entre le père de la psychanalyse Sigmund Freud et C. S. Lewis, l'auteur des Chroniques de Narnia, a su conquérir les soirées de la Big Apple, au point de recevoir le Off-Broadway Alliance Award en 2011 de la Meilleure pièce de théâtre.
Un Bouddha bedonnant se trémousse à côté du Dieu Anubis, qui lui-même jette un regard ténébreux sur les masques africains sur le mur opposé. Au sol, des statuettes en tout genre : déesses grecques, figures hindoues, sages chinois, déités mayas… Et dans la bibliothèque, coincées dans une multitude de livres, la Bible embrasse le Coran, adossé aux explications talmudiques, elles-mêmes serrées contre les écrits de Marx. Le bureau, quant à lui, est jonché de photographies sous cadre, d'objets-souvenirs, d'une urne inconnue et de pensées en attente. Mais c'est sur le tapis oriental que trône la pièce-maîtresse des lieux : l'incontournable divan, occupé à tour de rôle par les deux seuls protagonistes de la pièce, Lewis et Freud. Car c'est dans une reconstitution du cabinet viennois du médecin que tout se joue, comme l'explique Brian Prather, scénographe de
Freud's Last Session : "
Le cabinet de Vienne, que Freud emmène tel quel à Londres lors de son exil en 1938, était un vrai capharnäum. Présenter sur scène un cabinet de curiosités semblable offre une véritable texture au jeu des acteurs qui peuvent se référer à tous ces objets qui les entourent et qui en même temps matérialisent les strates de temps collectionné par les deux personnages, en particulier par Freud qui, au moment de l'action, est en fin de vie."
Lorsqu'il entre en scène, en septembre 1939, la vie et l'histoire du père de la psychanalyse le précèdent. Freud (Martin Rayner) a alors 83 ans, et a enduré plus de quatre-vingt opérations pour chasser le cancer qui ronge ses mâchoires. Grisonnant, les traits du visages aiguisés mais non las de vivre, il écoute avec frénésie les dernières nouvelles que lui apporte la radio sur le front polonais qui a éclaté récemment et attend avec impatience sa dernière visite. Celle du jeune et élégant Clive Staples Lewis (Mark H. Dold), un universitaire d'Oxford encore inconnu au bataillon. A peine entré dans le cabinet, il dépose son chapeau et desserre quelque peu la cravate qui orne sa chemise blanche. L'Irlandais, grand ami de J.R.R. Tolkien et qui a vu le jour au tournant du siècle, est réputé pour ses ouvrages de critique littéraire et d'apologétique du christianisme, suite à sa récente conversion. Plein de verve et d'entrain, C. S. Lewis est honoré par l'invitation envoyée par Freud, qu'il pense due à ses écrits. Le médecin s'empresse de décevoir celui qui va devenir son adversaire : il n'a jamais rien lu de Lewis.
Dès lors, rien n'est trop futile ni trop sérieux pour être débattu. "
J'ai vraiment élagué le discours pour atteindre un équilibre optimal entre rigueur et légèreté. Il me tenait à coeur de présenter des idées non pas de façon didactique mais théâtrale", indique l'auteur de la pièce. Il y a la guerre, d'abord, qui fait régulièrement irruption dans le dialogue par le biais d'annonces radiophoniques ou des alarmes. Et l'évocation des souvenirs douloureux auxquels elle est associée : le cri des sirènes terrifie Lewis, qui a perdu nombre de ses amis pendant la Première Guerre Mondiale. La mort est aussi celle qui guette un Freud résistant à l'idée que la vie puisse lui échapper. Que son cancer soit incurable est une chose, qu'il doive capituler en est une autre. Il songe au suicide, envers et contre tout, surtout contre Lewis, outré par l'arrogance que le psychanalyste témoigne à l'égard de la nature, de la création de Dieu. Et voilà que l'essence même du débat se dessine : Freud est fermement athée, Lewis est croyant.
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Comment pouvez-vous embrasser un mensonge aussi insidieux ?", lance Freud. A Lewis de lui décrire son épiphanie, ce moment où tout a fait sens, où il a compris que le Christ ne pouvait être que le fils de Dieu. "
Mais pourquoi ?", martèle Freud. Lewis fuit l'argumentation frontale, assume la simplicité de certaines révélations : "
Les choses sont simples quand on choisit de ne pas les analyser”, lui rétorque Freud promptement. Tantôt face à face, séparés par le bureau, tantôt côte-à-côte, l'un sur le divan, l'autre sur la chaise, ou agités à parcourir la pièce, Freud et Lewis, au-delà de leurs convictions personnelles, mènent un débat d'idées. Non sans humour,
ils s'accusent mutuellement d'hérésie, religieuse pour l'un, mondaine pour l'autre. "C
hoisir de croire dans la non-existence de Dieu peut être une croyance aussi forte que de croire en lui", avance Lewis. Freud dénonce la propension des religions à devenir, une fois institutionnalisées, des instruments de manipulation. Le contexte de guerre n'est pas pour rien dans son argumentation, qui met en branle l'image d'un Dieu bienveillant.
Reste à Lewis la meilleure arme de son adversaire : la psychanalyse elle-même. Tout geste inopportun, lapsus, comportement incontrôlé et insoupçonné devient prétexte pour analyser son interlocuteur. En pointant du doigt les hordes de figures divines autour de lui, Lewis interroge Freud : "
Comment appelez-vous donc un homme dont le bureau est peuplé de déesses et dieux divers ?" - "
Un collectionneur", répond sèchement son interlocuteur, dont la curiosité ciblée a été démasquée comme fascination pour ce qui ne relève pas de la réflexion. Dans
Freud's Last Session, le moyen importe bien davantage que la cause. Au débat d'idées laisse place subrepticement un affrontement d'homme à homme. Derrières ces cerveaux désincarnés se cachent en réalité des êtres humains aux destinées saisissantes, aux défauts troublants, aux angoisses touchantes. A tour de rôle, Lewis et Freud s'examinent mutuellement et mettent leur antagoniste en porte-à-faux, renforçant dès lors leur argumentaire. Comme une double maïeutique, où chaque individu fait accoucher l'esprit de l'autre dans un mouvement réciproque.
Derrière l'adoration divine de Lewis, Freud croit lire une recherche compulsive de la figure idéale du père. A la mort de sa mère, Lewis a été envoyé en pensionnat, lieu qu'il décrira plus tard comme un bagne duquel il ne retiendra que solitude et tristesse. D'ailleurs, Freud n'hésite pas à titiller son visiteur sur la relation que ce dernier entretient avec une certaine Mrs. More, une dame d'âge mûr qui servirait à Lewis de figure de transfert pour la mère perdue si tôt. Mais celui qui décrit les religions comme des névroses obsessionnelles collectives ne tarde pas à être lui-même attaqué sur le complexe d'Electre de sa fille. Alors que son père loue ses qualités de scientifique et de fille dévouée, Anna (1895-1982) est restée sans mari ni enfant. De surcroît, elle est la seule personne que Freud autorise à toucher sa mâchoire artificielle - autrement dit, la zone de l'oralité, symbole sexuel par excellence. Et puis, il y a cette tendance qu'a Freud d'éteindre la radio dès que retentit la musique à la fin des annonces politiques. Interrogé à ce sujet, le docteur autrichien admet craindre d'être manipulé par un son mystique qu'il ne comprend pas. "
Qui néglige la musique ignore l'approche du sublime", a écrit le Français Louis Nucera. Autrement dit, la transcendance : c'est bien là que l'écrivain et le psychanalyste cherchent la règle du jeu. Alors, quand les deux hommes se quittent sur l'impossibilité de savoir si Dieu existe ou non, une mélodie envahit la pièce. Et au lieu de la faire taire, Freud augmente le son.