L`Intermède
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Les femmes contre les hommes, les valets contre leur maître : sur le plateau du Théâtre de la Colline, à Paris, deux luttes à mort s'engagent, dans le style nerveux et condensé d'August Strindberg (1849-1912). Après avoir monté Père en 2005, Christian Schiaretti poursuit l'exploration de l'oeuvre du dramaturge suédois avec Mademoiselle Julie et Créanciers, aujourd'hui réunis dans un diptyque féroce qui laisse pourtant sa place à l'humour.

Profitant de l'absence de M. le Comte son père, Mademoiselle Julie (Clémentine Verdier) séduit malignement son valet, Jean (Wladimir Yordanoff). Celui-ci est bien fiancé à la cuisinière Kristin (Clara Simpson), mais l'impertinente aristocrate l'entraîne dans un jeu où elle perdra davantage que quelques plumes, car le valet arriviste compte bien en tirer parti. Dans la seconde pièce, c'est un vieux professeur de lycée (W. Y.) qui s'immisce auprès du jeune second mari (Christophe Maltot) de son ancienne femme (C. S.) pour exiger de cette dernière le paiement de ses dettes, et s'emparer de l'esprit du premier, jusqu'à faire sombrer la victime dans la folie. En un acte, la messe est dite : les personnages d'August Strindberg sont mis à mort sans rémission.

Répliques comiques et effets burlesques ponctuent la pièce - mais le vaudeville est cruel. Avec persévérance, Strindberg met à plat la distance sociale, enfermant les personnages dans leurs identités. Il y a du tragique nietzschéen dans cette histoire qui condamne les individus aux strictes bornes posées par leur destin social. Julie peut bien se permettre de jouer avec ses domestiques, elle garde la liberté dans la hauteur de son âme bien née. Au contraire, Jean l'arriviste demeure prisonnier de sa fonction domestique : "Il suffit que je voie ses gants sur une chaise, et je me sens petit ; j'entends à peine la sonnette là-haut, et je tressaille comme un cheval ombrageux, et maintenant que je vois ses bottes, si raides et si dures, je sens mon dos se courber." Comme un réflexe pavlovien, son dos se dresse, cravaché à la sonnerie qui le rappelle à sa condition servile. Il a intériorisé son rang social, non sans quelques réactions bouffonnes, comme lorsque le révolté d'un moment court ventre à terre récupérer les bottes de son maître dès l'arrivée de ce dernier.

En cette fin de siècle où, de part et d'autre de l'Europe, des hommes se soulèvent pour proclamer la liberté et l'égalité, Strindberg balaie d'un ricanement les rêves d'émancipation sociale. Pour celui qui refuse son destin, la sentence est sans appel. La pièce est pétrie par la hantise du déclassement et de la dégénérescence, avec en toile de fond le spectre de l'atavisme qui condamne les êtres à strindberg, august strindberg, Christian Schiaretti, colline, théâtre de la colline, mademoiselle julie, julie, créanciers, les créanciers, théâtre, critique, analyse, adaptation, paris, Schiarettila malédiction de leur lignée. A la fille du Comte qui hérite de la folie de sa mère répond l'angoisse du peintre sur la pente de la folie. Chez Strindberg, le social prend une dimension métaphysique. Ce ne sont pas tant les luttes de classe qui intéressent l'écrivain que ce fait unique, martelé, de l'individu qui se heurte la tête contre les murs de son destin.

Pas d'émancipation sociale pour le valet, donc, et pas davantage d'affranchissement féminin. Car c'est bien de femmes qu'il est question dans ce diptyque. Folles, nymphomanes, menteuses : Strindberg s'acharne sur elles avec une insistance qui confine souvent au risible, tant ses charges s'annoncent à terrain découvert. Si Tekla connaît le succès littéraire et mondain, le passé frappe à sa porte sous la forme de son ancien mentor qui ne tarde pas, naturellement, à lui rappeler sa dette. Pas plus qu'on échappe à sa condition, on n'échappe à son passé. Et la femme qui vampirise les énergies vitales de ses maris moins que toute autre. Au milieu de ces personnages calculateurs, le jeune peintre (joué par Christophe Malot) est l'agneau sacrificiel du jeu sans pitié. Parce qu'il est franc et généreux, il ne survit pas à la machinerie sociale, et sombre dans la folie.

Dans le théâtre de Strindberg, chaque individu est enfermé dans un réseau de domination. Julie l'aristocrate exerce sa puissance de classe sur le valet Jean, mais c'est sans compter les appétits de vengeance de ce dernier, qui se saisit de l'occasion pour la rabaisser au rang de "putain". Quant à l'humble cuisinière, elle n'est pas en reste : dans leur ressentiment impuissant, les faibles remâchent leur haine. Qu'ils en viennent à tomber, les puissants, et les griffes sortiront ! Sa bonne conscience - de nécessité faite vertu - trouve dans la religion le moyen d'exercer à son tour sa domination sur sa maîtresse. Reliquat d'un premier échec conjugal qui en annonce d'autres, Créanciers ne parle pas d'autre chose, la dimension sociale en moins. Dans sa rancune qu'il remâche pendant plusieurs années, Jean imagine un procédé retors pour anéantir le nouveau strindberg, august strindberg, Christian Schiaretti, colline, théâtre de la colline, mademoiselle julie, julie, créanciers, les créanciers, théâtre, critique, analyse, adaptation, paris, Schiaretticouple. Se présentant sous l'apparence d'un ami qui ne lui veut que du bien, il s'empare de l'esprit du jeune peintre fragile pour le soumettre à une torture psychique qui ne prend fin qu'au tomber du rideau, où le spectateur respire enfin, malgré lui soulagé de retrouver, pour un temps, l'illusion de rapports interindividuels pacifiés.

Mademoiselle Julie a beau se jouer en cuisine, le pessimisme de Strindberg ne se laisse jamais enfermer dans un naturalisme pesant. L'écriture est légère, les répliques fusent comme des lames de rasoir. La scénographie de Renaud de Fontainieu, quant à elle, tire parti de la profondeur de la salle, en dessinant des lignes dynamiques qui accentuent les effets dramatiques. En témoigne cette disposition où l'ancien mari jubile d'observer les effets du poison qu'il a injecté dans l'âme de l'artiste. Quelques dalles baignées d'une lumière verte, et des câbles d'acier rouges, qui encadrent une cuisinière d'époque avec les costumes qui vont avec, font écho au naturalisme mâtiné d'onirisme qui structure le théâtre de Strindberg. "La tragédie naturaliste, explique le metteur en scène, est un oxymore qui peut neutraliser la représentation de l'oeuvre par effet de choix d'un des deux termes : soit on est tragique et on abolit l'inscription sociale de l'œuvre, soit on est naturaliste et on oublie la dimension sacrificielle."

Remplaçant le passage des paysans qui divise la pièce par une séquence onirique aussi brève que saillante, la mise en scène renforce la dimension tragique de la pièce de Strindberg. Tandis que fuit le couple honteux, un tambour à tête de bélier martèle un rythme funèbre, et des côtés de la scène surgissent lentement des esprits malins aux visages monstrueux qui agitent leurs maléfices dans l'obscurité. Christian Schiaretti impose sa temporalité au spectacle et joue sur les nerfs du spectateur. A l'ouverture, Kristin, la cuisinière, cuisine une potion abortive - sans se presser. Au contraire, elle découpe méthodiquement les ingrédients devant une salle qui n'en tient plus d'impatience. Ce n'est qu'au bout de quelques longues minutes que Jean fait son entrée avec violence. Quant à Wladimir Yordanoff, il donne au personnage qu'il interprète et qui est pourtant censé avoir seulement la moitié de son âge, une signification nouvelle. Ni particulièrement vil, ni particulièrement cruel, le valet Jean est tout simplement humain, trop humain.
 
Augustin Fontanier
Le 22/05/11
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Mademoiselle Julie & Créanciers d'August Strindberg, jusqu'au 11 juin 2011
Mise en scène Christian Schiaretti
Avec Christophe Malot, Clara Simpson, Clémentine Verdier et Wladimir Yordanoff
Théâtre de la Colline
15 rue Malte-Brun
75020 Paris
Les deux pièces sont jouées en alternance du mardi au vendredi à 19h30 et en intégrale le samedi à 17h30 et le dimanche à 15h30
Tarif plein : 27 €
Tarif réduit : 13 €
Rens. 01 44 62 52 52



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Crédits photos : Elisabeth Carecchio