Le cercle et l'ellipse
L'imprévisible réalisateur espagnol Alejandro Amenabar, après Mar Adentro (2004), Les Autres (2000) et Ouvre les Yeux (1997), s'attache, dans son dernier projet, au destin d'Hypatie, figure historique, philosophe, mathématicienne et astronome, païenne prise dans les conflits politico-religieux qui agitent Alexandrie au IVe siècle après Jésus-Christ. Un voyage scientifique, spirituel et humain, sur les écrans le 6 janvier.
Ils regardent vers les étoiles et interrogent l'univers. Certains, qu'il soient juifs ou chrétiens, se revendiquent de Dieu, d'autres d'Euclide et de Pythagore. Tous, armés de leurs croyances, tentent de comprendre le monde. Au IVe siècle, Alexandrie, ville cosmopolite, n'est pourtant déjà plus vraiment la grande capitale culturelle qu'elle était à l'époque de la première bibliothèque. Cité décadente, elle est minée par les tensions entre les différentes communautés religieuses qui y cohabitent de plus en plus difficilement. Au coeur de ce chaos, certains, réfugiés dans la bibliothèque, cherchent à préserver la connaissance et poursuivent leurs réflexions mathématiques et astronomiques.
Alors que d'aucuns sont prêts à tuer pour imposer leur vérité, une femme, Hypatie, choisit de toujours reposer sur la table les prémices du raisonnement, de réinterroger sans cesse le mouvement des astres. Comment dépasser ces impasses, ces contradictions, entre ce que l'on perçoit de la réalité et les modèles théoriques des astronomes du passé ? Peut-être en inventant un nouveau modèle? Il ne s'agit pas tant d'opposer science et religion, ici, que de suggérer le mouvement contre l'immobilité et la pétrification de la pensée. Ne pas croire que la quête est terminée, car il y a encore tant à faire, semble dire Alejandro Amenabar.
Tout est ici question d'échelle et de point de vue. Se décentrer, porter un nouveau regard sur le monde, tel est l'enjeu. A hauteur d'hommes, l'agora, la place publique où se jouent les décisions de la cité, vibre au gré des querelles vaines de croyances, de la violence, de l'incompréhension et de l'oppression. Au massacre des uns succède la tuerie des autres, dans un cycle pathétique de l'éternel retour. Mais les hommes ne sont que des fourmis à l'échelle de la terre et de l'univers, grouillant en accéléré sur le sol, s'entretuant encore et toujours, lorsque la caméra, surplombante, adopte "le point de vue de nulle part", selon le mot de Thomas Nagel. Le bruit et la fureur des habitants d'Alexandrie s'estompent ainsi lorsque la caméra s'éléve dans le ciel vers l'espace, le rouge du sang laissant place à l'azur calme de la planète bleue. Tout apparaît soudain si dérisoire.
Non pas qu'il faille détourner le regard, mais l'élever vers le ciel est une manière de remettre les pieds sur terre, retrouver du sens, se réapproprier le monde, le comprendre et le ressentir. Un regard courbe, en somme. Choisir l'ellipse, bien qu'imparfaite à première vue, plutôt que la pureté trompeuse du cercle. A l'inverse, le regard en ligne droite des fanatiques de toutes espèces ne produit qu'un monde à l'envers où la coupole de la bibliothèque d'Alexandrie saccagée se renverse dans le cadre et où ses destructeurs marchent sur la tête, littéralement.
Car une femme est morte. Et l'ampleur tragique de l'événement résonne en silence dans Agora. Il s'agit bien d'agir à notre échelle. Or que peut un individu? Pendant que les hommes qui l'aiment, Oreste et Davus, sont trop occupés à se soumettre au jeu politique ou à la violence fanatique, Hypatie, à l'écart de ces folies, persévère et réussit à comprendre, à déchiffrer les étoiles et leur mouvement elliptique. Mais ce savoir disparaîtra avec elle dans l'aveuglement de la violence. Il faudra attendre des siècles pour que les astronomes reconnaissent la véracité de cette théorie. L'ellipse, donc, et non pas le cercle. Non pas la forme pure mais celle du détour, à l'image du détour de la pensée qui cherche, sans relâche, à répondre aux questions fondamentales. La symbolique est appuyée, certes, mais la beauté classique de l'image l'impose avec évidence. La caméra se déplace avec une précision mathématique et dessine des visions géométriques.
A l'image de son travail sur Les Autres, qui revisitait un genre, le film de fantômes, par une esthétique à la fois classique et contemporaine, Alejandro Amenabar propose ici ce que l'on a du mal à qualifier de péplum, tant le propos est original, et l'approche singulière. Grand spectacle peut-être par la splendeur des vues aériennes d'Alexandrie, le film ne peut se résumer à cet aspect et étonne par son oscillation constante entre réalisme et esthétisme dans un mélange résolument personnel. Le propos est intellectuel, il est vrai, pourtant la lumière et la grâce de l'actrice anglaise Rachel Weisz, qui interprète Hypatie, donnent indéniablement de la chair au propos du film. L'émotion écorche ainsi le cercle, évitant au film de n'être qu'un objet froid à contempler. Au-delà même de la dimension religieuse, politique, historique ou scientifique, il s'agit finalement du destin tragique d'une femme, dans un monde d'hommes : la course folle d'une étoile filante.
Claire Cornillon
Le 02/01/2010
Agora, drame espagnol d'Alejandro Amenabar
avec Rachel Weisz, Max Minghella, Oscar Isaac...
2h06
Sortie le 6 janvier 2010
La bande-annonce du film (V.O.)
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Crédits Photographies : Teresa Isasi