ON N'EN FINIT PAS D'ADMIRER la précision de la mise en scène de Wes Anderson. Et pourtant, avec The Grand Budapest Hotel, qui vient de remporter le Grand prix du jury au Festival de Berlin, force est de constater qu'il serait difficile de faire autrement. Bijou de construction visuelle et narrative, ce nouvel opus coloré, dynamique et particulièrement drôle, aborde cependant une histoire sombre, librement adaptée des mémoires de Stefan Zweig. Le réalisateur texan réunit sa famille d'acteurs au grand complet pour peupler le mythique Grand Budapest Hotel. – Par Claire Cornillon
HÔTEL-REFUGE, auquel on accède par un funiculaire au charme désuet, le Grand Budapest est un monde en soi, avec ses règles et ses habitants, tous dirigés par la personnalité de son gérant qui donne le ton et fait tourner la machine. Les occupants viennent y retrouver leurs habitudes tant à l'époque de son apogée que dans les années 1960 où cet âge d'or n'est plus qu'un souvenir. Les nouveaux clients viennent désormais y chercher la tranquillité et le silence, chacun restant dans son coin. Sorte de Club Diogène au charme désuet, l'hôtel compte parmi ses clients un écrivain. Entrapercevant le mystérieux Zero Moustafa, le propriétaire de l'hôtel, il décide de rompre le silence et de partager un repas avec lui afin qu'il lui raconte l'histoire du Grand Budapest et, par-là même, celle de sa propre vie. Ainsi commence le récit rocambolesque des aventures du jeune Zero, alors lobby boy travaillant sous la direction du mythique concierge de l'époque, M. Gustave, joué par Ralph Fiennes. Un tableau d'une valeur inestimable est légué à M. Gustave à la mort d'une vieille dame (Tilda Swinton), habituée de l'hôtel. Mais, alors que son fils (Adrien Brody) refuse de laisser l'oeuvre aux mains de Gustave, Zero et le concierge dérobent le tableau. Dès lors commence une course poursuite qui va changer la vie du jeune homme.
– La violence de l'histoire
INSPIRÉ DES MÉMOIRES de Stefan Zweig, le film de Wes Anderson se situe en grande partie dans l'Europe des années trente. Bien que se déroulant dans un pays inventé, Zubrowska, il parle de la menace qui plane alors sur une Europe à la fin d'une ère, au moment de la montée des totalitarismes. Jouant sur ce passage entre deux époques, le comique s'y mêle au tragique. La guerre déclenchée, les soldats envahissent le pays, mais aussi l'hôtel, comme l'image en miniature d'un monde en train de s'effondrer.
THE GRAND BUDAPEST HOTEL est un film sur l'histoire et la légende. L'itinéraire des personnages s'y transmet d'époque en époque par le récit que l'on offre comme un cadeau. Déjà, la séquence d'ouverture, qui montre un buste de l'écrivain (Jude Law) au milieu d'un décor enneigé devant lequel vient se recueillir une jeune femme, pose le personnage comme un monument national. Et c'est par le livre phare de cet écrivain, The Grand Budapest Hotel que commence à lire la jeune femme, que la plongée dans le récit du film s'effectue. Les petites histoires se mêlent aussi à la grande, quand le passé des personnages pousse la narration hors du monde clos que constitue l'hôtel. Succession de passages d'un niveau narratif à l'autre, de transformations de points de vue, de flashbacks et de mises en abyme, le film est à l'image de l'hôtel, un labyrinthe à plusieurs niveaux dont on pénètre les coulisses et les profondeurs, une image lêchée et virtuose dans laquelle se joue pourtant une histoire et qui est habitée par un passé. Le charme désuet du long métrage repose dès lors sur cette idée du vestige. Chaque histoire est toujours déjà du passé et n'appartient plus qu'à la mémoire de ceux qui l'ont vécue et de ceux avec lesquels ils acceptent de la partager. Le livre constitue ce point d'ancrage entre le passé et le présent, ce témoignage qui devient le vestige d'une grande histoire qui aurait pu être oubliée.
LE LIVRE EST AUSSI PEUT-ÊTRE celui d'un conte de fées, que l'on ouvre en début de dessin animé pour entrer dans l'histoire. Il était une fois un grand hôtel, haut perché dans une ville au beau milieu de l'Europe. L'esthétique d'animation des plans généraux qui montrent l'hôtel et l'ascension du funiculaire rappellent d'ailleurs les passages animés des films de Terry Gilliam où la fiction se joue toujours des conventions réalistes. Puisant dans une grammaire visuelle qui lui est chère, Wes Anderson joue des décalages. Les échelles de plans disparates ou la rapidité du montage donnent un rythme singulier qui porte ici le ton du film. La fiction se donne comme telle mais dévoile ainsi ses potentialités. Conte de fées coloré, peut-être, mais qui cache à peine une ambiguité et une violence qui est celle de l'histoire : Zero a fui la guerre. Une réalité que M. Gustave, obsédé par l'ordre apparent et l'harmonie superficielle, et qui ne conçoit de survivre sans son parfum préféré "L'Air de Panache", aurait presque oublié s'il n'avait appris à connaître le jeune homme. "Derrière le style comique de Wes, il y a toujours la souffrance humaine", déclarait Ralph Fiennes, venu promouvoir le film à Paris.
– Récit et fiction
ICI, LA PRÉCISION NE RENVOIE PAS seulement à une obsession cinématographique, mais bien à un langage que le réalisateur cherche à explorer et à une ambiance - celle des années 1930. L'influence du cinéma de Lubitsch, de Renoir ou d'Ophuls, que Wes Anderson revendiquait lors de la conférence de presse à Paris, en expliquant qu'il avait sur le tournage un certain nombre de films de ces réalisateurs, se lit dans un usage de l'image comme construction d'un récit. Maître du cadrage, Anderson raconte une histoire dans chacun des plans fixes qu'il élabore minutieusement. Comme les réalisateurs cités précédemment, il explicite l'artificialité du medium pour atteindre à une autre forme de vérité. Le cinéaste dit avoir découvert récemment le cinéma pré-code, louant la précision de sa mise en scène, construite comme du cinéma muet et pourtant l'anarchie et la violence qui y règnait... Tout ce qu'on retrouve dans The Grand Budapest Hotel.
SI LE FORMALISME EXACERBÉ sert de tout évidence un comique échevelé, il porte aussi avec lui un certain regard sur la fiction et une mise en avant de la notion même de récit. Les personnages que croisent Zero et M. Gustave, tous plus farfelus les uns que les autres, sont des personnages de légende, ceux dont sont fait les grands récits et qui peuplent les aventures. Mais l'héroïque est toujours mis en tension avec le comique sans que l'un ne vienne définitivement remplacer l'autre. De l'assassin psychopathe aux prisonniers cherchant à s'évader, en passant par les membres de la Société des clefs d'or, formées par les concierges de tous les grands palaces européens, tous les personnages, interprétés par de grands noms tels qu'Harvey Keitel, Willem Dafoe, ou Bill Murray, donnent aux péripéties qui s'enchaînent les couleurs de l'absurde.
JOUANT AVEC LES CODES du récit initiatique, The Grand Budapest Hotel est aussi le récit de l'écriture d'un livre et, pour le cinéaste texan, l'occasion de mettre en abyme, non seulement l'Histoire, mais aussi l'histoire, la construction d'un récit ou d'une fiction. Rarement désignés par leur nom complet comme Gustave H., Serge X ou Madame D., les personnages sont précisément identifiés ainsi parce que tout le monde les connaît. Individus souvent caricaturaux, ils incarnent la possibilité même du récit et se constituent dès lors explicitement en personnages de fiction. Seuls Gustave ou Zero, qui évoluent au cours de l'histoire, obtiennent un statut à part, puisqu'ils parviennent à exister au-delà de l'étiquette qu'ils possédaient, quitte à ce que cette existence ne reste pas dans la légende.
The Grand Budapest Hotel, ovni de Wes Anderson Avec Ralph Fiennes, Jude Law, Edward Norton... Sortie le 26 février 2014 1h40 Festival de Berlin - Grand Prix du jury