L`Intermède

5. Nora Helmer, une poupée qui dit non

Sur le seuil de sa maison, à Brooklyn, la poignée de main de Nora Helmer est ferme et généreuse, une invitation à la suivre. Au bout du couloir, une bibliothèque, un petit sofa de velours vert, une simple table de travail meublent son bureau, modeste mais élégant. Chevelure encore blonde, regard d'un bleu très clair, presque gris, la directrice de la Brooklyn School for Women a conservé sa beauté nordique, seul reliquat de son origine norvégienne. Son anglais est impeccable, et son passé de jeune épouse de banquier dans une petite ville voisine d’Oslo semble avoir été gommé. En apparence.

Avant de commencer son récit, elle s’assied au bord du sofa, les mains posées sur les genoux, le buste légèrement penché en avant. Quelques secondes s’écoulent avant que Nora Helmer ne relève la tête, et la première question n'a pas fini d'être posée qu'elle prend son inspiration : "Je viens de la bourgeoisie norvégienne et, comme toute petite fille, j’ai d’abord été élevée et éduquée pour devenir une bonne mère et une bonne épouse. Ce programme éducatif (si du moins on considère ce formatage comme de l’éducation !) a bien fonctionné, puisque je me suis mariée très tôt, avec Torvald Helmer, à qui j’ai donné trois enfants." C'est une obscure histoire d'argent qui précipite la prise de conscience de cette épouse modèle : pour sauver son mari, très malade, elle emprunte un jour une grosse somme d'argent, et contrefait la signature de son père. Pour rembourser la dette, elle travaille nuit et jour, mais le cache à son mari. "Torvald a fini par découvrir la vérité... Loin de me soutenir, il m'a violemment réprimandée, au nom des 'convenances'. Seul son honneur en danger semblait lui importer. J'ai compris que notre amour n'était qu'une pure façade, une supercherie inacceptable." Un soir d'hiver, peu de temps après les réjouissances de Noël, la jeune femme prépare sa valise. Un long silence s'installe avant qu'elle n'ajoute, d'une voix étonnamment posée : "Je ne me suis jamais sentie aussi lucide et sûre de moi que cette nuit."

nora helmer, une maison de poupée, henrik ibsen, ibsen, pièce de théâtre, théâtre, pièce, dramaturge, oslo, nora, poupée, ce qui arriva quand nora quitta son mari, elfriede jelinekPlus qu'une douloureuse déconvenue d'épouse mal-aimée, c'est en effet toute son identité de femme qui semble se jouer alors. Celle que son mari affublait des sobriquets "alouette", "écureuil" ou encore "frêle colombe" estime avoir toujours été traitée comme "un gentil petit animal sans défense" : "J'étais constamment tenue à l'écart des conversations sérieuses, réservées aux hommes, autour d'un cigare bien sûr ! Je n'étais bonne pour ma part qu'à sourire, être aimable, dorloter les enfants, et minauder. Je vivais dans une maison de poupée." Ce rôle de femme-enfant, Nora Helmer n'en veut plus, et claque la porte. Lorsqu'on lui demande si elle se sent féministe, elle marque son étonnement : "Je ne sais même pas dire exactement ce qu'est le 'féminisme'. J'y vois pour ma part une cause qui concerne l'humain en général, une démarche plus humaniste que particulière." C'est pour cette raison que, malgré les diverses sollicitations, elle ne milite dans aucun mouvement, préférant conserver son indépendance. Les épaules se relâchent, Nora Helmer allume une cigarette et s'installe plus confortablement dans le sofa avant de poursuivre : "La Brooklyn School for Women n'est pas un bastion du féminisme. Elle doit avant tout être un lieu de culture. L'émancipation des femmes ne peut passer que par le savoir et la liberté de penser, mais cela concerne tout autant l’ensemble de la société." C'est en effet à travers la culture que Nora Helmer a réussi à se construire, en tant que femme, mais surtout en tant qu'individu.

Sa famille derrière elle, la mère des jeunes Ivar, Bobby et Emmy retourne dans sa ville d'origine, Bergen, où elle travaille quelque temps dans une mercerie pour se constituer un petit pécule, avant de prendre un train pour Oslo, espérant trouver dans une grande ville la liberté à laquelle elle aspire. Femme seule, elle n'en reste pas moins assujettie à la pesanteur de la société norvégienne. Il faut donc aller plus loin, et quitter le pays. L'arrivée à New York est vécue comme une "renaissance" : "En quittant mon foyer j'avais décidé de faire en sorte de m'éduquer moi-même. J'avais conscience qu'il me fallait réfléchir, être seule." L'apprentissage de l'anglais est fondateur, et lui découvre des talents d'autodidacte. "Comme si je réapprenais à penser. Bizarrement, je m'exprimais plus librement." Avec un sourire, elle ajoute : "Peut-être que je ne savais pas toujours ce que je disais, au début... Mais au moins, je n'avais plus peur de dire ce que je pensais." Dès son arrivée outre-Atlantique, Nora Helmer continue de vivre chichement, et collectionne les petits métiers : ménage chez des particuliers, commerce dans une petite épicerie... Son quotidien douillet d'épouse de banquier ne lui manque pas. Elle perfectionne son anglais, se passionne pour la lecture, dévore Jane Austen, les soeurs Brontë, George Eliot, et admire ces femmes écrivains, leur force d'esprit, leur indépendance. Son menton se tourne, en parlant d'elles, vers sa bibliothèque : "Ce sont ces femmes de lettres qui m'ont éclairée, et accompagnée tout au long de mon parcours."

Bientôt institutrice dans une petite école de Brooklyn, elle s'y crée des relations, s'investit dans la vie de son quartier, et commence à travailler bénévolement pour aider les familles immigrées qui arrivent par centaines, pour qui la question de la langue et de la culture est cruciale : "Ces couples et enfants qui arrivaient aux États-Unis ne parlaient pas l'anglais, ou très mal. Les hommes trouvaient assez facilement du travail dans des métiers manuels, mais les femmes étaient à la traîne. De manière générale, leur manque d'instruction me frappait…" Elle met donc en place des cours du soir, et aprend aux femmes à lire et écrire, pour qu'elles puissent s'intégrer. Nora lève les yeux au ciel, et laisse échapper un éclat de rire, repensant à ces soirées passées dans son salon où le cercle de femmes se réunissait et noircissait des pages entières de cahiers de fortune posés sur ses genoux. Leurs enfants jouaient à l'écart. "C'était un gynécée d'un nouveau genre. Un gynécée solidaire !" Ces cours du soir à domicile se multiplient, le nombre de demandes va croissant : il faut créer une structure plus adaptée. Après une lutte acharnée pour trouver des financements, la Brooklyn School for Women voit enfin le jour. Consécration pour ce petit bout de femme nordique, arrivée aux États-Unis avec une simple valise.

Lorsqu'on l'interroge sur sa vie privée, Nora Helmer se fait plus discrète, et s'assombrit. Elle ne s'est pas remariée, et a, étrangement, conservé le nom de son époux. Elle refuse de s'expliquer là-dessus. Des hommes ont passé dans sa vie, comme en attestent d'ailleurs quelques clichés punaisés au mur, au-dessus du bureau, mais elle préfère ne pas en parler. Idem pour ses enfants, restés en Norvège. Pudiquement, elle baisse les yeux, pousse un profond soupir, avant de murmurer : "J'ai réussi à les suivre, de loin, grâce à mon amie Kristine Linde, qui est la seule personne avec qui je sois restée en relation. Elle m'envoie régulièrement des photos..." La voix se noue. "Je sais qu'Ivar est devenu avocat et que Bob vient de se marier... Emmy vit seule avec son père... Mon mari ne s'est pas remarié, et vient de finir sa carrière en tant que directeur de la Banque Privée. Après avoir longtemps attendu mon retour à la maison, il a préféré dire aux enfants que j'étais morte." Silence. "C'était le prix à payer." Silence.
 
Anne Delaplace
Le 05/02/10

Nora Helmer est le personnage principal de la pièce de théâtre Une Maison de poupée de Henrik Ibsen, publiée en 1879. La dramaturge Elfriede Jelinek a également imaginé une suite pour le personnage dans la pièce Ce qui arriva quand Nora quitta son mari, publié en 1997.


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Crédit photo : Mise en scène par Stéphane Braunschweig, au théâtre national de La Colline, en décembre 2008 et janvier 2009 - Photographie d'Elizabeth Carecchio