3. Alice in underland
LE REGARD ÉTRANGEMENT SOMBRE et sage réhaussé par un teint diaphane, Alice (Mia Wasikowska), âgée désormais de 19 ans, fuit le Lord grotesque qui veut l'épouser et avec lui, une société aristocratique à laquelle elle refuse d'être enchainée. Elle préfère se lancer à la poursuite d'un lapin blanc mystérieusement pressé, jusqu'à tomber violemment dans un terrier sans fond qui la mènera au monde merveilleux. Persuadée de rêver, elle découvre avec ses yeux de "presque adulte" des terres en désolation sur lesquelles règne la capricieuse Reine Rouge (Helena Bonham Carter). Le wonderland cède la place à l'underland : un territoire de révolte orchestré par l'imagination folle de Tim Burton dans son Alice au pays des merveilles, en salles le 24 mars. – Par Florence Rochat
ENTRE DÉSAMOUR ET FASCINATION, la relation complexe qui lie Tim Burton à Disney n'a jamais rien eu d'évident. Dessinateur pour la firme à la fin des années 1970, il collabore notamment sur des chef-d'œuvres populaires, à l'instar de Rox et Rouky. Un poil dérangeant avec son univers à la poésie macabre, le jeune Burton ne tarde pas à se faire écarter du pays des bons sentiments. Les années passent et celui dont l'œuvre a su s'imposer auprès d'un public tant cinéphile que néophyte intéresse de nouveau les célèbres studios. En gage de paix, ils lui offrent sur un plateau l'adaptation d'Alice aux pays des merveilles de Lewis Caroll en 2D et 3D. A partir de cette œuvre psychédélique, où les "Mange-moi" ont souvent fait penser à la prise de drogue, le cinéaste crée un territoire dominé par le genre fantastique dans une Albion brumeuse, à mi-chemin entre la froideur de Sleepy Hollow et le foisonnement de L'Etrange Noël de Mr Jack.
CRÉER PLUTOT QU'ADAPTER. S'il y a un risque quand on s'attaque à un mythe qui a tant imprégné l'inconscient collectif, c'est de calquer les représentations connues plutôt que d'innover. Mais, d'emblée, Tim Burton s'éloigne des sentiers battus : il entame sa plongée dans le pays des merveilles avec un travail visuel très proche de la version animée de Walt Disney (1951), mais c'est pour mieux innover après l'ouverture de la minuscule porte en bois que franchit Alice pour basculer dans un autre univers. Le réalisateur mêle adroitement les livres de Caroll (Alice aux pays des Merveilles - 1865 ; De l'autre côté du miroir - 1871) - qui foisonnent d'illustrations diverses - et son propre style caractérisé par les arbres tordus, les motifs de bagnards et les personnages blafards toujours à la frontière de la psychose. Plutôt que de rester fidèle à l'idée d'un wonderland luxuriant, le cinéaste travaille une esthétique de la désolation propre au fantastique, son genre de prédilection. Une terre brûlée, malade, absoute de vie où les êtres vivants sont condamnés à l'errance. Le réalisateur d'Edward aux mains d'argent affirme s'être inspiré d'une photo prise pendant la seconde guerre mondiale, où une famille anglaise pose dignement au milieu des décombres, tout en prenant le thé. Son long métrage décrit ainsi un monde apocalyptique toujours à la limite de s'embraser, mais où la vie pullule malgré tout dans un non-sens existentiel.
ALICES AUX PAYS DES MERVEILLES marque la septième collaboration entre Tim Burton et son double à l'écran, Johnny Depp. L'acteur se métamorphose cette fois-ci en chapelier hyperémotif dont l'apparence se travestit au gré des émotions. Mais Depp n'est pas le seul à briller dans ce royaume abyssal : la jeune Mia Wasikowska, avec son teint blanc anémié et ses yeux cerclés de noir, qui ne sont pas sans rappeler la Christina Ricci de Sleepy Hollow, apporte une profondeur ombrageuse au personnage d'Alice. Elle que l'on considère généralement ingénue va ici de bonnes en mauvaises rencontres avec autant de grâce que de gravité. Face à elle, les deux Reines, interprétées par Helena Bonham Carter (Reine Rouge) et Anne Hathaway (Reine Blanche) rivalisent de malice. La première, affublée pour l'occasion d'une tête boursoufflée, prend manifestement un plaisir enfantin à hurler des "qu'on lui coupe la tête" hystériques et ce, la bouche littéralement en forme de cœur. Et Anne Hathaway fait oublier son image de jolie brune un peu trop lisse, pour offrir à son personnage de Reine Blanche gothique une ingéniosité qui en renforce la dimension fantastique. Cette douce altesse déchue, incarnation de la douceur et de la féminité par excellence, se déplace en trottinant dans l'espace comme une danseuse. Anne Hathaway donne vie à un être d'une délicieuse préciosité, qui s'efforce paradoxalement de contrôler une noirceur interdite.
A REBROUSSE-POIL de l'oeuvre originale, chez Burton, Alice devient plus actrice que spectatrice de son aventure. Elle croit tout au long de son voyage que tout n'est qu'un songe, qu'un pincement de chair la réveillera. Elle n'incarne plus cette enfant dépassée par le pays des merveilles, mais entame ce nouveau voyage comme un rite de passage pour accéder au monde adulte. La pirouette finale, qui oblige à une relecture intégrale de l'histoire, bien qu'originale fait peu de cas de la dimension psychanalytique de l'ouvrage original, qui ne devient ici qu'un motif de fond, bien loin de faire de ce monde une terre angoissante où les guides rencontrés ne pouvaient jamais être rangés d'un côté où d'un autre, parce que tous délirants et potentiellement dangereux. A l'écran, ils sont atteints d'une gentille extravagance, séparés de façon manichéenne dans deux camps. Un chapelier fou mais pas trop, une chenille bienveillante, des jumeaux turbulents mais altruistes... qui font regretter les personnages si ambigus de Caroll. Toute la richesse de l'oeuvre originale tient dans sa description d'un monde sans le moindre sens, sans division franche entre bien et mal. La Alice de Burton, elle, contrôle vite les "mange moi" et "bois moi" hallucinatoires, pour se battre aux côtés de la "bonne" Reine. Si le cinéaste tente au début de rendre palpable cette folie, il retourne ironiquement très vite vers un univers en deux dimensions, auquel l'utilisation de la 3D n'apporte pas grande profondeur, mais se contente de souligner les reliefs.
LÀ OÙ ALICE AUX PAYS DES MERVEILLES l'emporte, en revanche, c'est dans l'attention de Tim Burton à livrer un conte comme il s'en fait de moins en moins, une fable déconnectée du monde réel. Pas de références lourdes à notre société moderne comme le font désormais tous les projets d'animations qui éventrent les contes de toute féerie à force d'anthropomorphisme forcené et de gags bêtifiants à répétition. Alice avance ses petits souliers baroques et ses tenues de grands couturiers dans une terre déconnectée de notre quotidien, avec en arrière-fond le château de la Reine Blanche qui ressemble étrangement à celui de Disneyland... Ce monde autonome laisse le temps en suspension, ce temps qui n'est plus que seule angoisse de notre guide, le lapin blanc, comme s'il devait nous décharger enfin des contraintes du réel.
Alice au pays des merveilles
conte fantastique de Tim Burton
Adapté de Alice aux pays des merveilles et De l'autre côté du miroir de Lewis Caroll
Avec Johnny Depp, Mia Wasikowska, Helena Bonham Carter, Anne Hathaway...
Sortie le 24 mars 2010
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