1. Les génériques, c'est automatique
ARRIÈRE PLAN NIMBÉ de ténèbres, lumière bleutée comme un reflet de lune, notes en pointillé de Danny Elfman et voix enfantines soufflant comme une brise sur la poussière... au-dessus des marécages ou de la fumée qui s'échappe des cheminées, les noms s'évaporent en blanc ou doré. De là à dire que tout l'univers de Tim Burton se condense dans les quelques minutes de générique de ses longs métrages, il n'y a qu'une toile d'araignée.énèbres, lumière bleutée comme un reflet de lune, notes en pointillé de Danny Elfman et voix enfantines soufflant comme une brise sur la poussière... au-dessus des marécages ou de la fumée qui s'échappe des cheminées, les noms s'évaporent en blanc ou doré. De là à dire que tout l'univers de Tim Burton se condense dans les quelques minutes de générique de ses longs métrages, il n'y a qu'une toile d'araignée. –
Par Bartholomé Girard
COMME SI LES PREMIÈRES IMAGES qui ouvrent le bal noir de ses films étaient humectées de larmes. Ou, pour le moins, d'une tristesse diffuse, qui aurait été contenue trop longtemps au point d'exploser en rancoeur. Aux pluies torrentielles et lueurs d'éclairs d'Ed Wood se mêlent ainsi des perles de sang dans Sweeney Todd, s'écrasant sur les toits de Londres avant de gorger le papier peint des murs, traverser les lattes du plancher et couler des tourtes qui cuisent dans le four, glissant entre des rouages avant de se répandre sur l'écran noir pour composer le titre du film, et formant bientôt une mare d'hémoglobine, seule touche colorée sous les nuages noirs qui dévorent l'arrière-plan. Au fil des génériques, à part un papillon bleu dans Les Noces funèbres ou une citrouille dans L'Etrange Noël de Monsieur Jack de Henry Selick (produit par Burton), un monde lessivé des couleurs se dresse, dans lequel ne subsistent plus que le halo de la lune et des écrans de vapeur. A défaut d'être humide, il peut être cotonneux : Charlie et la chocolaterie, Edward aux mains d'argent, Batman le défi... sont autant d'entrées en matière tapissées de flocons, comme de la mousse un peu brumeuse. Les cumulonimbus blancs et le ciel azur sur le fond desquels se détache le logo de la Warner, qui a produit la grande majorité des films de Burton, s'obscurcissent ainsi dans Batman pour bientôt fondre en bleu nuit ; au fil du générique de Sleepy Hollow, le jour décline. Il ne fait jamais chaud dans les films de Tim Burton ; à l'aube de l'hiver, à Halloween, ou en plein Noël, les journées sont courtes, la nuit est sans cesse sur le point de tomber, quand ce n'est pas déjà fait. La plupart des films burtoniens ont ainsi un prélude nocturne ; et si ce n'est la nuit, c'est le brouillard qui tapisse le paysage, ne laissant jamais le soleil percer tout à fait.
LA CAMÉRA TRAVERSE ainsi les moutons de poussière, les fentes des murs craquelés, tout en travellings et plan-séquences fondus. Le tempo est toujours doux, empreint de la délicatesse des carillons, clavecins, xylophones et autres triangles qui tintent la mélodie, et enregistre une mécanique parfaitement huilée : ainsi, dans Charlie et la chocolaterie, plonge-t-on dans un tourbillon de cacao liquide avant de le voir suinter dans un rectangle de papier, détaché en carrés par un compresseur sous des hélices de ventilateurs qui tournoient, glisser d'une machine à l'autre grâce à un tapis roulant, bientôt pris en étau entre deux plaques de fer pour monter à plusieurs dizaines de mètres au dessus du sol, avant de retomber accroché à une ronde de montgolfières blanches et d'être enveloppé dans un fin papier d'aluminium. Une main gantée de violet pose alors prudemment quelques "Golden tickets", avant que la tablette ne soit scellée, empaquetée et empilée dans l'un des multiples camions qui partent de l'usine Wonka, dont les pneus laissent des traces noires sur les routes enneigées pour aller fournir les confiseurs des alentours.
LE PLEIN AIR EST SUFFOCANT, étouffé par les intempéries et le brouillard ; sous terre, l'oeil suit le cours d'une rivière, s'engouffrant dans des égoûts (Batman le défi, Sweeney Todd...), ne laissant entrer la lueur de l'astre ou des lampadaires qu'au travers de grilles, comme dans Le Troisième Homme de Carol Reed ou un film expressionniste allemand. Il ne faut pas trop en montrer, l'horreur se tapissedans l'ombre, et un orgue joue une marche funèbre alors que l'eau des canalisations souterraines s'échoue en écume et que les rats galopent sur les bas-côtés. A l'intérieur ou à l'extérieur, ce sont les rares faisceaux de lumière qui permettent de voir le décor, comme dans ce travelling arrière aérien au-dessus de Hollywood qui clôt le générique d'Ed Wood, où les toits des bâtiments se dessinent grâce aux éclairs et aux réverbères. Pierres tombales, citrouilles, chats noirs, marécages, pleine lune et branches d'arbres biscornues - déjà tous présents dans L'Etrange Noël de Monsieur Jack - se reflètent d'un générique à l'autre, fils rouges du gothique burtonien sophistiqué. Au premier plan, à l'exception de Mars Attacks, où les noms tournent sur eux-mêmes comme une soucoupe volante avant de traverser l'écran en diagonale tels des météores, de Sleepy Hollow, où ils se forment dans le brouillard, et du titre de Batman le défi, qui se déploie comme les ailes d'une chauve-souris, les listes artistiques et les titres de ses films se succèdent distinctement en lettres capitales, centrées, généralement blanches ou dorées, mais sans stylisation pour mieux attirer l'attention sur l'ensemble du plan. Le générique revêt les atours d'un préambule cérémoniel, toujours bercé par les partitions de Danny Elfman : quelques minutes pour pénétrer dans l'histoire, une antichambre qui balise le décor en longs plan-séquences comme pour le rendre moins inquiétant, alors qu'il révèle en réalité, au fil des secondes qui s'égrainent, tout le mystère qui l'empreinte. Plus c'est familier, plus c'est étrange.
A DÉFAUT D'USER des ombres et obscurités qui se logent dans le fond du champ, les bouleversements d'échelle sont d'autres moyens de montrer que l'évidence n'en est pas une. Ainsi les premiers plans de Batman sillonent-ils ce qui semble être un terrain vague vu depuis un hélicoptère à la lumière de la lune, avant que celui-ci ne prenne de la hauteur et révèle que les sinuosités dessinaient en réalité le contour du symbole de l'homme chauve-souris. Autre procédé ironique, ce plan-séquence aérien qui ouvre Beetlejuice, où la caméra suit la route traversant un village au milieu de la forêt en pleine journée avant qu'au terme du chemin, en haut d'une colline, surgisse une araignée de la taille d'une maison. Une main la saisit. Est-ce que, depuis le début du générique, la caméra se ballade dans une maquette miniature ? Non, comme le révèle le fondu enchaîné qui marque subtilement - mais néanmoins visiblement - le passage d'une échelle à l'autre, mais qui nécessite d'y regarder à deux fois. Ainsi, que ce soit en plan d'ensemble, ou en plan rapproché, à l'instar de cette image de Sleepy Hollow où ce que l'on croit être des gouttes de sang s'échouant sur une feuille de papier sont, comme le montre le plan suivant, des morceaux de cire rouge fondue, le pacte de croyance est sans cesse mis à mal.
QUEL QUE SOIT LE GENRE DU FILM - hommage aux séries B des années 1970 ou conte merveilleux, histoire d'amour animée ou film noir fantastique -, l'humain est relégué au second plan, ou absent, effacé derrière le processus dont la caméra capte chaque cliquetis. Si Noces funèbres s'ouvre sur le héros, la caméra suit bientôt un papillon bleu ; dans Charlie et la chocolaterie, seule la main de celui qu'on soupçonne d'être Willy Wonka - mais est-il seulement humain ? - apparaît subrepticement à l'écran, dans la valse des machines qui préparent les tablettes de chocolat ; Edward aux mains d'argents expose tour à tour statues et marches d'escaliers mangées par la poussière, comme si l'humain avait délaissé le manoir d'Edward ; Mars attacks débute, après une brève première séquence où un troupeau de vaches enflammées galope sur une route bétonnée, sur une valse de soucoupes volantes à travers le cosmos. Pas d'homme ou de femme non plus dans les premières minutes de Sleepy Hollow ; et quand il y a quelqu'un, ce peut être un monstre, comme le pingouin dans Batman le défi.
L'ABSENCE OU LE MANQUE d'humanité ne signifie pas pour autant stérilité ou mort : si le gothique burtonien repose sur tout un système de codes et symboles spécifique rattaché aux thèmes du cimetière, de l'hiver, de la nuit... ce n'en est pas pour autant un monde sur le déclin. Au contraire, les décors regorgent de détails, abondent de fioritures. Chez Tim Burton, à la nuit tombée, c'est la vie qui semble commencer. Ainsi Alice au pays des merveilles, unique long métrage du réalisateur dont le générique se situe à la fin, se clôt-il sur un plan fixe dans lequel les noms se succèdent en doré à mesure que le bleu azur du ciel s'assombrit. On ne voit ni le soleil ni la lune, mais des lucioles apparaissent sous les champignons, entre les pétales des fleurs, le long des tiges vertes qui encerclent l'écran ; et, sans la lumière du jour, les plantes poussent à toute vitesse.
Légendes photos :
Vignette sur la page d'accueil : Edward aux mains d'argent, 1991
Photo 1 : Sweeney Todd - le diabolique barbier de Fleet Street, 2008
Photo 2 : Edward aux mains d'argent, 1991
Photo 3 : Charlie et la chocolaterie, 2005
Photo 4 : Ed Wood, 1995
Photo 5 : Batman, le défi, 1992