6. Du sale gosse au petit écolier
SI L'OEUVRE DE TIM BURTON est aujourd'hui suffisamment respectée pour qu'on lui confie de gros budgets et que les produits dérivés - figurines, mais surtout livres qui lui sont dédiés - s'arrachent, sa carrière n'a pas suivi une voie linéaire. Au sale gosse du cinéma, au fils vengeur issu de la vilaine banlieue de Burbank a succédé, au fil des films, un bon papa gâteau, parfois père fouettard, mais plus rigolo que menaçant. –
Par Ombeline Orlowski
BURTON COMMENCE CHEZ DISNEY avec des projets aussi fédérateurs que Rox et Rouky, dessin animé pour enfant sage, avec jolies couleurs et belles morales sur l'amitié et la gentillesse. Mais le futur réalisateur de Sweeney Todd s'ennuie ferme, rêvant de Vincent Price, Christopher Lee et de l'univers gothique et menaçant d'un cinéma d'horreur en noir et blanc. Au fil du temps, il parvient à monter ses propres projets, comme Vincent ou Frankenweenie - dont un remake est en préparation. Les enfants sont à l'honneur dans son travail, mais pas n'importe lesquels : des mômes malins, qui s'élèvent contre le monde rigide et absurde des adultes. Ils sont un peu chétifs, malgré une grosse tête aux grands yeux foncés, mais c'est surtout leur intelligence, leur envie de combattre les règles établies qui les caractérisent et les distinguent. Ce sont les enfants du défi : même la mort d'un chien peut être contrée, il suffit de jouer à l'apprenti sorcier, métaphore s'il en est de la naissance d'un jeune réalisateur qui étouffait de ne pouvoir s'exprimer.
LE SALE GAMIN GRANDIT et devient un adolescent en crise. Beetlejuice en est la première démonstration : un héros totalement déjanté, qui mange des cafards et se construit un bordel dans une maquette, une héroïne qui trouve son réconfort auprès de fantômes qui, ayant pris leur partie d'une vie d'adulte responsable perdue, jouent avec la nourriture - les hors-d'œuvre aux crevettes ! - et organisent une partie impromptue de karaoké sur Harry Bellafonte. Cette période à mi-chemin entre l'enfance et l'âge adulte s'offre comme un moment où le désespoir, l'appel vers la mort semble normal et peut-être salutaire, à l'image de l'héroïne brune, aux grands yeux cernés. Le monde adulte est en effet celui du rigide, de la froideur et de l'absence d'émotions, à l'image du style décoratif des parents de l'héroïne. Le monde de l'au-delà, en revanche, est celui de la couleur, du loufoque, de la dérision, de tous les possibles. C'est d'ailleurs par la cohabitation avec les morts et l'interdit que l'héroïne s'épanouit, devient bonne élève.
SUIT EDWARD AUX MAINS D'ARGENT et ses tourments amoureux entre jeunes gens, ce refus de la société des adultes bornés et intolérants. Ici, la banlieue est colorée et aussi criarde que dans Beetlejuice, mais les adultes, qui ne pensent qu'à la réussite sociale et au paraître, ainsi que les enfants qu'ils jugent bien élevés, sont interdits de compassion, incapables de reconnaître la beauté et l'honnêteté du monde torturé de l'étrange, qui emprunte aux codes du gothique des vieux films chers à Burton. A cet égard, Batman et Batman le défi présentent des problématiques particulières : les adultes n'y ont pas réglé leurs problèmes d'enfance. Bruce Wayne marqué par le meurtre de ses parents, le Pingouin abandonné à cause de sa difformité, Catwoman et son appartement rose bonbon... tous s'évertuent à contrecarrer une société oppressante en se déguisant. Le masque, la difformité, la recherche de l'animalité en l'homme sont les visages de l'étrange qui seuls permettent à ces adultes, restés à l'état d'enfants à cause de leurs blessures, de survivre. Catwoman ne joue-t-elle pas à la corde à sauter devant des micro-ondes d'un supermarché qu'elle a transformé en bombes ? L'enfance est partie prenante de la lutte contre une société de confort et de sécurité.
DE MÊME, LE JEUNE ICHABOD CRANE de Sleepy Hollow est cet adolescent qui n'a jamais connu le premier baiser du bal du lycée. Il vit dans ses souvenirs, sous les jupes de maman, et se dissocie d'une société sexualisée, ritualisée du village. Il n'a ni les muscles du sémillant jeune noble du village, ni le charisme ravageur du cavalier sans tête. Il est à la lisière, dans une zone de fracture du monde auquel il n'appartient que par nécessité et qui le voit comme un inadapté, avec ses étranges lunettes et son allure gauche, qui s'accorde avec les représentations du personnage enfant : malingre et livide, avec de grands yeux intelligents. Son enfance est d'ailleurs montrée comme un moment magique, un rêve coloré, souvent doublé d'un cauchemar, où les pires visions - la mère pleine de sang - sont des cassures décisives et souvent bénéfiques qui mèneront à la résolution de l'énigme.
ENFIN, UN AUTRE inadapté se profile dans la figure d'Ed Wood, réalisateur raté, dont les galères et le monde de la pornographie, dans lequel il finit par tomber, ne sauraient tâcher l'ingénuité et la confiance dans le monde du cinéma. Son immense imagination doublée de sa grande naïveté toutes enfantines le marginalisent. Encore un double, un homme de défi, un personnage qui refuse le système et qui se propose d'en créer un, même au prix de l'échec. L'enfant en conflit et l'adolescent en crise sont toujours là. Mars Attacks ne contredit pas cette démarche : les adultes et même le Président des États-Unis n'y sont que des pantins aux mains de ces sales gosses de Martiens, que seuls deux ados paumés et désœuvrés, encore bruns aux grands yeux, pourront détruire, avec l'aide de Tom Jones. Le monde de Burton n'est pas pour les adultes dignes de ce nom, car ils ne euvent qu'en percevoir l'excentricité, qu'y sentir la peur qu'il pourrait engendrer pour des enfants, sans comprendre que "jouer à se faire peur" est précisément un de leurs jeux préférés. Burton refuse de grandir, de se soumettre au monde adulte, ennuyeux, peu coloré. Puis arrive Big Fish, qui change la donne.
LE MENSONGE est désormais honni : il faut raconter des histoires pour faire plaisir à l'âme d'enfant qui est en nous. Le personnage du père mythomane, qui réinvente une réalité plus belle, pleine de mystères, n'a pas réussi à se faire comprendre par son fils. Celui-là, jeune père à son tour, ne sait pas comment supporter l'héritage de ces histoires loufoques qui lui plaisaient, enfant, mais révoltent le jeune adulte qui se sent trahi par tant de mensonges. Burton semble se dédoubler, il est à la fois celui qui raconte des histoires et celui qui s'interroge sur le statut de ces histoires, leur capacité à éveiller l'imagination et à sauvegarder une intégrité morale. L'enfance étant ce moment où l'on croit que tout est possible, Burton se demande comment il pourra affronter le regard de son enfant face au monde bizarre, tordu, intelligent, mais cynique qu'il a bâti.
CHARLIE ET LA CHOCOLATERIE présente certes un Willy Wonka traumatisé par une enfance rappelant les premières amours du cinéaste, mais sa folie n'est qu'apparence. Au-delà du génie névrosé, c'est une figure de père fouettard, punissant les vilains enfants gâtés et récompensant le gentil petit pauvre bien élevé, qui vit dans une chaumière de conte de fée entouré par l'amour de toute une famille solidaire. L'enfance qui dérange sont ces bambins éliminés un à un, jusqu'à ce qu'il ne reste que la pureté et l'innocence. Or cette enfance ne ressemble plus à celle des anciens héros burtoniens. Elle est faite uniquement d'amour, de protection, de sourires. Où sont passées les grimaces et les monstres sous le lit ? Le passé de Willy Wonka, qui rappelle celui des héros burtoniens, où la création de bonbons est un défi contre le père dentiste, ne doit plus être reproduit. Le personnage se réconcilie avec son père, enterre ses démons et adopte comme héritier, dans tous les sens du terme, un enfant pauvre, mais doux, gentil et différent, non par sa singularité, mais par sa bonne éducation.
DANS LES NOCES FUNÈBRES, le monde des morts retrouve enfin tout son attrait, mais le couple de jeunes amoureux est d'un romantisme si affecté qu'on ignore pourquoi le héros ne quitte pas sa pâle fiancée pour la bien plus belle et plus amusante morte. Le monde des morts, toujours aussi coloré et amusant avec ses accents jazzy, est éjecté. Ce n'est plus une option possible pour les héros burtoniens, amateurs de pièces classiques et proprettes au piano. De même, Sweeney Todd est également un retour aux sources, mais le héros est si noir, si perdu qu'il n'est plus un exemple. Sa fille, jeune adolescente rebelle, a failli être une victime de ce père trop étrange, trop brisé par la vie. Le seul enfant burtonien de ce film est le jeune garçon adopté par le couple de meurtrier, qui vit dans leur monde, mais il sera lui aussi menacé par ce dernier, blessé par la confrontation avec l'atroce réalité et la découverte des fondements du bonheur de son existence. Le monde de l'étrange fait désormais peur, voire mal. Le couple d'adolescents n'aspire qu'à une vie simple, faite d'amour, loin des excentricités parentales. Besoin d'un air pur, empli d'oxygène, loin de la fumée des ténèbres.