Punta Della Dogana : le pouls contemporain
Après avoir acheté le palazzo Grassi en 2005 et y avoir installé sa collection d'art contemporain, le multimilliardaire et collectionneur français François Pinault s'offre la Punta Della Dogana (la Pointe de la douane). L'exposition inaugurale, lancée le 6 juin dernier, donne le ton : Mapping the studio: artists from François Pinault collection. Arrogance de parvenu ou philanthropie éclairée?
Loin des déboires et atermoiements de l'île Seguin longtemps convoitée en France, le site finalement choisi par la fondation Pinault offre un écrin époustouflant à la collection. La Pointe de la douane, symbole de la richesse et du passé marchand de Venise, se dresse, conquérante, à l'embouchure du Grand Canal, face à la place San Marco. De toutes parts, le bâtiment est baigné par la lagune, et le travail de réhabilitation, mené par l'architecte japonais Tadao Ando, souligne la beauté de ce monde à la fois minéral et aquatique.
Briques, bois, et béton rappellent l'histoire prosaïque et commerciale de ces vastes entrepôts, tandis que les fenêtres et percées s'ouvrent sur la ville et son architecture dentelée, entre terre et mer. Clin d'oeil provocateur, à l'extrême pointe de l'île, narguant la ville entière, l'oeuvre de Charles Ray ouvre la visite. Boy with a frog (2009) représente un jeune garçon nu, tenant dans sa main une grenouille. Cette statue, qui n'est pas sans rappeler les marbres lisses de Canova, tourne le dos au musée, offre au spectateur son postérieur d'un blanc éclatant (jalousement protégé par un service de sécurité imposant), et fait nonchalamment face à la Sérénissime. Figure de proue décalée qui, d'emblée, incarne le paradoxe de ce musée, dont les murs séculaires contiennent l'art le plus novateur.
Dedans et dehors
L'entrée dans l'espace artistique est matérialisée par un immense rideau de perles signé du Cubain Felix Gonzalez-Torres et sobrement intitulé Blood, en référence au sida dont l'artiste est mort à 39 ans. Il faut donc franchir ce rideau lourd de sens pour pénétrer symboliquement dans la première salle du musée, avant d'être frappé par le spectacle d'un cheval empaillé - de Maurizio Cattelan -, encastré dans le mur et dont le corps, défiant les lois de la gravité,est suspendu dans le vide. Il est nécessaire de s'offrir un audio-guide pour espérer obtenir quelques indices : les cartels, laconiques, se contentent d'indiquer le nom des artistes et le titre des oeuvres. Aucun dispositif didactique n'aide à mieux appréhender les travaux, souvent hermétiques, au risque de rebuter un public de non-initiés et de conforter l'image d'un art contemporain élitiste...
... alors que la collection recèle quelques joyaux incontestables. La série de six autoportraits de Cindy Sherman (2007-2008) joue avec les codes d'un idéal féminin stéréotypé, diffusé par la presse féminine ou les séries télévisées. Ces "desperate housewives" incarnées par l'artiste elle-même, grimée avec outrance et humour, ne manquent pas de saveur. Jeff Koons, star du kitsch, se représente dans un Buste bourgeois ironiquement marmoréen, enlaçant sa sulfureuse épouse Ilona, (plus connue sous le nom de "Cicciolina" !), tandis que Takashi Murakami s'amuse à dévoyer l'imaginaire des mangas en créant des figurines géantes, dont la beauté plastique contraste avec la posture érotique. La scénographie, épurée, dessine un parcours varié et rythmé par les vues sur une Venise omniprésente.
Polémique
Mais la collection de Pinault ne se réduit pas à ces artistes à paillettes, d'ailleurs épinglés par l'exposition Pop Life qui se tient actuellement à la Tate Modern de Londres. Loin du bling-bling incarné par Koons, de nombreuses pièces, exigeantes, sont porteuses d'une signification plus polémique, plus politique. La sculpture de Paul McCarthy, Train, Pig Island, (2007) est une charge explicite contre G. W. Bush : on y voit l'ancien président des États-Unis, représenté par une dizaine de figures à son effigie, alignées, et qui se pénètrent les unes les autres avec des bouteilles de champagne... Le commentaire de l'artiste est sans appel : Bush is "fucking the world".
L'artiste chinois Huang Yong Ping propose quant à lui une vision très polémique de l'élection d'Hamid Karzaï en Afghanistan. Dans Match de football un 14 juin (2002) il présente, sur un stade suspendu dans l'air et menacé par une énorme roche, un match de ballon rond où s'opposent des femmes en burka et des G.I. Une salle entière est consacrée à l'installation de Jake et Dinos Chapman, Fucking Hell (2008). Cette oeuvre, imposante, propose un monde miniature horrifiant, une Shoah inversée, où l'armée nazie est envoyée en enfer, et soumise aux pires sévices. Corps mutilés, croix gamées couvertes de sang, SS torturés.
Dans sa nuée éparse d'oeuvres, la Punta Della Dogana propose un panorama riche et éclectique de la création la plus contemporaine, et nombre de pièces, de Matthew Day Jackson à Richard Prince, datent des années 2007-2009. Expérience paradoxale que de découvrir, dans l'enceinte d'une ville figée dans le temps et menacée de disparaître sous les eaux, un art vivant qui bat à tout rompre.
Mapping the studio : Artists from François Pinault Collection
Musée Punta Della Dogana
Dorsoduro
30123 Venise
Tlj : 10h-19h.
Tarif plein :
20 € pour la visite des deux sites (Punta Della Dogana + Palazzo Grassi)
15 € pour la visite d'un seul site.
Tarif réduit :
14 € pour les deux sites;
10 € pour un seul site
Rens. +39 0445 230 313
Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : Rudolf Stingel - © Palazzo Grassi
Photo 1 Punta della Dogana - © Palazzo Grassi
Photo 2 Punta della Dogana - © Palazzo Grassi
Photo 3 Felix Gonzalez-Torres, Rachel Whiteread, Maurizio Cattelan, Luc Tuymans, Richard Prince - © Palazzo Grassi
Photo 4 Cindy Sherman, Jeff Koons - © Palazzo Grassi
Photo 5 Sigmar Polke - © Palazzo Grassi