Mélasse en masse
Elles ont entre 15 et 20 ans, l'innocence apparente de jeunes vierges effarouchées et jouent pourtant déjà des coudes à la tête des charts asiatiques. La K-Pop - "K" pour Korean, "Pop" pour... pop -, constituée pour l'essentiel de girls bands, suscite en Corée du Sud des métaphores aquatiques qui en disent long sur leur ambition : la hallyu, ou "vague" musicale coréenne, déferle sur l'Asie et au-delà. A mille lieues des codes de la pop américaine, ce nouveau courant musical construit un monde déroutant pour le public occidental, bien démuni pour expliquer un tel succès.
Au pays de la K-pop, tout est coloré, sucré et délicieux. Chaque chanteuse semble une ravissante friandise, légère, si terriblement légère qu'il est difficile de voir en elle une "artiste" et si terriblement interchangeable avec ses consoeurs qu'il est difficile de voir en elle un être humain. Chanteuses au corps d'enfant, aux yeux naïfs et aux gestes innocents, elles semblent au mieux inoffensives, au pire insignifiantes. Le discours se joint alors aux apparences quand la traduction de leurs textes exhume de véritables Cunégonde extatiques, comme "Gee" du groupe SNSD : "
Ecoute / L'histoire de mon premier amour / Mon ange / Et mes amies / Mon Soleil / C'est parti ! […] / Oh je me sens si embarrassée, je ne peux pas te regarder / Je me sens timide car je suis tombée amoureuse […] / Je dois être, être une idiote / Je ne connais que toi / Je suis une idiote ! C'est vrai, et quand je te regarde / Mes yeux sont aveuglés par ta brillance." Résultat : 50 millions de vues sur YouTube.
Spécial K
Enjeu essentiel : capitaliser sur l'image. Car la K- Pop, c'est avant tout un look et une esthétique. Un seul critère : la liberté totale des formes, des couleurs et des matières. Les groupes osent tout, de la capuche à clous pour les 2NE1 au tank rose zébré pour les F(x), dans une réinvention perpétuelle du kitsch. La sobriété n'a pas droit de cité, le bon goût est prié de se tenir tranquille. Les tenues sont à l'image des grandes avenues de Séoul flanquées
d'innombrables écrans publicitaires, toutes lumineuses et bariolées. Casquette-crapaud, franges de trente centimètres sur toutes les coutures, bijoux grandes tailles, voilette en grillage à poule, perruque en plastique, tenue arc- en-ciel, T-shirt Donald, veste en tuyau blanc... La liste d'accessoires est infinie. Comme si la génération K-pop, née juste après la chute de la dictature dans les années 1980, explorait dans les moindres replis une liberté retrouvée.
Seule limite : la provocation sexuelle. Les mini-jupes rose-bonbon ont l'innocence de l'enfance ; les nombrils dénudés dansent sans exhibition ; et les jambes démesurément longues des SNSD s'étirent sans arrière-pensée devant les caméras. C'est ce qu'autorise le "
Kawaii", cette esthétique qui englobe tout ce qui est mignon et enfantin, des jeux vidéo à la mode en passant par la cuisine. La mixité est d'ailleurs quasi proscrite dans les groupes de K-Pop : les garçons rêvent de filles, les filles de garçons - et les rencontres se font rares. Si l'on parle sans cesse d'amour, c'est bien d'amour spirituel, aux antipodes des tribulations sexuelles de Madonna ou des chorégraphies tendancieuses des Pussycat Dolls. Ce sont justement cette mièvrerie et cette innocence affichées qui expliquent le succès colossal de ce mouvement en Asie, mais aussi peut-être le frein à sa réelle implantation en Europe et aux Etats-Unis, où Rihanna et
Britney Spears, hyper-sexualisées, saturent les écrans et les stations radio.
Billet d'avion pour le futur
Ces deux conceptions a priori antagonistes de la pop fonctionnent pourtant sur un même ressort : elles jouent toutes les deux avec les marges de l'humanité. Du bras d'acier de Beyoncé à la fin de "Single Ladies" aux tenues métalliques de
Lady GaGa, les chanteuses aiment à se désincarner et à abandonner en même temps qu'un corps de chair et de sang la trivialité à laquelle il est soumis. Véritables poupées articulées au sourire adorable, les chanteuses de K-Pop fascinent par leur légèreté revendiquée et leur
plasticité impeccablement lisse sur laquelle glissent, sans jamais laisser de trace, fatigue, ennui et contrariété. Boîtes à musique à remonter à l'infini sans que ne surviennent jamais la moindre goutte de sueur, le moindre essoufflement, la moindre émotion, Yoona, Tae Yeon, Soo Young, Jessica, Tiffany, Sunny, Hyo Yeon, Yuri et Seo Hyun - membres des SNSD -, exécutent inlassablement leurs chorégraphies et chansons sans saveur, toujours heureuses d'être là, toujours fraîches, toujours jeunes.
Aucune n'essaie de voler la vedette à sa camarade, leur unique souci est d'être synchronisées, de reproduire chaque mouvement à l'identique. La machine est huilée, elles ne s'écarteront pas d'un millimètre du programme prévu. Les corps sont mécanisés par la répétition des mouvements et robotisés par le look. Le plastique, l'aluminium et le vinyle sont récurrents dans leurs tenues -
voir "Danger" des F(x), où Amber arbore une armure à pointe en métal et Sulli un pantalon imitation métal. Le décor de chaque clip immerge d'ailleurs les chanteuses dans un univers d'acier, vierge de toute trace de vie organique. Quasiment aucun plan n'est tourné en extérieur ; aucune fenêtre ou ouverture sur le monde réel. Les spots de lumière créent la nuit et le jour. Une nuit survoltée, un jour électrique. Ces pantins évoluent dans un monde où les cinq éléments ont été remplacés par la fée électricité, nouvelle source de vie. Autant d'éléments qui, au fil des vidéos, batissent un univers futuriste : les héros et héroïnes de la K-Pop ne sont pas de ce monde, et leur musique n'en a que le nom : chaque morceau est un déferlement de sons synthétiques, certainement agencés par un logiciel informatique dans lequel des séries de chiffres sont rentrées et au bout duquel sortent les titres à la chaîne, subtil dosage de musiques de jeux vidéos et de manèges de fêtes forraines taillés pour danser.
Cheval de Troie
Si tout ce programme a priori insipide
intrigue, c'est parce que les ficelles sont grosses comme des cordes, et que les sourires innocents cachent mal les chars d'assaut vrombissants des puissantes productions sud-coréennes qui regardent avec appétit le reste de l'Asie et le monde entier. La K-Pop promeut une image ultra-moderne, jeune et énergique d'un pays tourné vers l'avenir - parfait contre-pied de la Corée du Nord -, étiquette qui enthousiasme la jeunesse coréenne et suscite l'envie de celle des pays voisins. Les chanteuses de K-Pop sont lancées sur le marché comme des produits programmés pour le succès. Aucun hasard dans la conception de ces groupes dont les membres ont été méticuleusement façonnés par un programme de formation de plusieurs années au cours duquel leur ont été enseignés le chant, la danse... mais aussi les langues étrangères. Pour s'exporter, il faut maîtriser le japonais, le chinois et l'anglais, et aller jusqu'à rééditer certaines chansons dans d'autres langues - sauf les refrains, qui sont pour la plupart en anglais dès la première version. Le succès est sans appel : le Japon en redemande, et des Kanye West, Will.i.am et autres Jonas Brothers se prêtent volontiers au jeu de la collaboration le temps d'un titre. La vague gronde. En France, l'écume a déjà moussée en juin dernier, lors d'un concert de la SM Entertainment à Paris, où plusieurs milliers de fans ont applaudi ces poupées de son.