EN FAISANT LE CHOIX DE LA FORME COURTE, de la "petite prose", Robert Walser renonce délibérement aux entreprises narratives de grande envergure pour se tourner vers le petit, l'insignifiant, ce qui ne fait pas histoire. La beauté simple du quotidien, dans ce qu'il a de plus paisible, fascine ce promeneur invétéré, coutumier de marches solitaires dans la campagne. Dans quelques unes de ses petites proses, et avec insistance, il évoque la tranquillité idyllique des petites villes et leur beauté de livre d'images. Ce choix de l'idyllique est congruent avec celui de la petite forme en ce que tous deux laissent transparaître une inquiétude face au temps et à l'incertitude qui l'accompagne.
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Par Cécile Neeser Hever
ÉCRIVAIN SUISSE D'EXPRESSION ALLEMANDE, Robert Walser (1878-1956) est le maître de la "petite forme". Hormis un peu de poésie et trois romans rédigés au tout début de sa carrière, la plus grande partie de son œuvre est constituée de très courts textes en prose (1). Ces pièces, qu'on ne saurait qualifier de nouvelles car elles n'en ont ni l'architecture ni la dimension narrative, excèdent rarement quelques pages. Bien souvent, elles s'en tiennent même à une ou deux. Elles ont pour la plupart été rédigées en vue d'une parution sous forme de feuilleton dans des quotidiens et des revues du monde germanophone, entre autres à Berlin, à Zürich et à Prague, dès le début du vingtième siècle et jusqu'en 1933.
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"Irrité" par la forme longue
APRES AVOIR VÉCU PENDANT un temps dans l'effervescence des milieux intellectuels et artistiques du Berlin des années 1910 où il s'est fait connaître comme feuilletoniste, Walser se retire en Suisse, d'abord à Bienne, sa ville natale, en 1913, puis à Berne huit ans plus tard, où il passe plus d'une décennie dans une relative solitude, tout en poursuivant une intense activité d'écriture. Les raisons et les circonstances de cette retraite progressive demeurent mystérieuses. Celle-ci devient définitive lorsqu'en 1929, il accepte d'être interné en clinique psychiatrique, avant d'être transféré contre son gré quelques années plus tard, en 1933, cessant alors définitivement d'écrire.
DANS PLUSIEURS DE SES TEXTES, Walser est revenu sur le choix de la forme courte, qui semble provenir d'une certaine gêne face au narratif. Dans une pièce au titre révélateur, "Lettre à un acquéreur de nouvelles", l'énonciateur explique à ce destinataire supposé qui lui a fait commande de "nouvelles palpitantes" qu'il n'est pas la personne qu'il lui faut (in Nouvelles du jour, Proses brèves II). Plus longue que la pièce en prose (Prosastück, en allemand) la nouvelle – la "sœur du drame", selon le mot de l'écrivain allemand Theodor Storm – est extrêmement structurée. A la manière du drame, elle repose sur une tension entre une complication et sa résolution et suit une intrigue la plupart du temps linéaire qui peut mener, comme le drame, à la catastrophe. Ce sont tous ces aspects à la fois que refuse l'énonciateur walsérien, par exemple dans "Mes efforts", où il se dit "irrité" par la forme longue en tant que construction de grande envergure : "Si j'ai passé de la rédaction de romans aux petites proses, c'est que les vastes constructions épiques commençaient comme qui dirait à m'irriter" (in Nouvelles du jour, Proses brèves II).
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Vignettes idylliques
LA PETITE PIÈCE EN PROSE, elle, n'est pas orientée vers l'action. En elle le narratif laisse place à l'évocation, à la description et au temps court. Ce choix de la forme courte en tant qu'elle s'oppose au développement narratif est particulièrement sensible dans quelques unes des proses brèves de Robert Walser qui, essentiellement descriptives, prennent pour objet un lieu, un village, une petite ville de campagne, souvent imaginaires, dont elles décrivent la joliesse : "Comment sont les petites villes en général ? Tout simplement mignonnes pour ne pas dire: divines !" ("La petite ville" in Retour dans la neige, Proses brèves I). Ces textes où rien d'autre ne se passe qu'une existence calme et paisible, s'apparentent à des tableaux, à des vignettes où le temps ne semble pas s'écouler. A la narration se substitue en effet la description qui, sans suivre aucun autre rythme que celui du pas du marcheur, donne à voir un lieu idéal, immobilisé dans sa tranquillité: "Un village se trouve au bord d'une belle rivière (…). Je descendis la colline vers la rivière, longeai sa rive, le soleil dans le dos. Sur la berge, toutes sortes de gens de la campagne étaient occupés à toutes sortes de travaux. Je posai mon regard tranquille sur les gens et sur leur paisible besogne. Je promenais mes yeux à gauche, à droite. La campagne était verte et à travers cette verte campagne, la bonne rivière dont l'eau brillait si joliment coulait, insouciante, sereine et paisible." ("Petite escapade" in Retour dans la neige, Proses brèves I)
LE STATISME ET LE CALME de ces tableaux évoquent le genre de l'idylle, cette forme poétique courte (étymologiquement, idylle signifie littéralement petite forme) qui décrit, de façon idéalisée, la vie paisible et harmonieuse des bergers et des petites gens. Comme dans l'idylle, les petites villes de Walser représentent un modèle de charme et de quiétude : "La jolie ville" dans le texte du même nom ("Die hübsche Stadt"), semble "avoir été choisie pour être le charme même" et l'énonciateur y perçoit "une sérénité que jusque là [il] n'avait jamais rencontrée nulle part" ("Die hübsche Stadt", ma traduction). Comme dans l'idylle qui ne donne à voir d'une vie qu'un moment typique, ces petits tableaux font douter de l'existence réelle de leur objet : l'harmonie qui émane de cette "jolie ville" frôle l'idéal, à tel point que l'énonciateur dit d'elle qu'elle "ressemble à un livre d'images, comme si elle était seulement littéraire ou artistique, pas tout à fait disponible dans la réalité" ("Die hübsche Stadt"). Comme l'idylle, enfin, ces petits vignettes semblent se maintenir dans un présent perpétuel sur lequel le temps n'a pas prise. Les descriptions ne basculent que rarement dans le récit. Elles s'en tiennent à l'évocation à peine esquissée d'une vie saisie dans un moment suspendu, ou à la description itérative d'activités tranquillement répétées. Comme si, dans ces petites villes, le temps ne s'écoulait pas : "En été, la bourgade est tissée de verdure et en hiver, la neige y est aussi belle et douce, si ce n'est plus belle qu'ailleurs. Pendant que les hommes s'agitent à parler politique, dans les maisons les femmes respirent, occupent leur temps avec des travaux d'aiguille et sont d'attentives lectrices de romans sans doute aussi instructifs qu'intéressants." ("La petite ville" in Retour dans la neige, Proses brèves I)
TOUT SE PASSE DANS CES TEXTES comme si la forme courte de la petite prose, comme close sur elle-même, permettait, bien mieux que la narration, de décrire l'état de sérénité constante qui caractérise ces petites villes. L'intuition d'une corrélation entre l'absence de développement narratif et une certaine tranquillité heureuse est d'ailleurs tout à fait explicite dans un autre texte de Walser, lui-même pourtant éminemment narratif. Alors qu'un personnage longtemps malheureux trouve enfin une femme qui semble lui convenir, le récit s'achève sur ces mots : "Le lecteur doit-il en savoir davantage? Avec la certitude que César était pourvu, l'auteur achève son exposé, suffisamment développé à son gré. Le reste est contentement. On sait que les gens heureux n'ont pas d'histoire."("César", in Nouvelles du jour, p. 144)
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Interruption et retrait
DE FAIT, ON TROUVE CHEZ WALSER le pressentiment que le développement narratif porte en lui l'éventualité du malheur et que le caractère idéal des tableaux ébauchés ne peut se maintenir qu'à court terme, dans une situation initiale éternelle qui ne basculerait pas dans les complications et les péripéties du narratif. Dans le texte intitulé "Ein Novellelein" ("Une petite nouvelle" ou "Une nouvellette") – malgré un titre qui laisse attendre une certaine narrativité – on décèle une hésitation devant le développement narratif de ce qui se présente d'abord comme une idylle. Parti à la recherche d'un "matériau pour une nouvelle" ("Ein Novellelein"), le narrateur-promeneur décrit, comme souvent ailleurs, un village paisible, qui bien qu'en partie "négligé", lui apparaît par ailleurs "joli" et "poli". Alors qu'il parvient auprès d'une maison dont les volets fermés lui empêchent de voir l'intérieur, il esquisse à l'indicatif les premiers linéaments d'un récit au sujet de la famille qu'il ne peut voir : "La maîtresse de maison, à cause d'un certain compliment que son mari avait fait à la bonne, se trouvait esseulée." A peine a-t-il commencé à décrire les refus ambigus et coquets de la bonne à l'égard du mari que le récit s'interrompt brusquement, comme si le narrateur préférait se détourner de ce drame domestique dont il a aperçu le potentiel de catastrophe – un "matériau pour une nouvelle" pourtant des plus appropriés – pour se plonger dans la contemplation d'un paysage paisible: "De petits nuages embellissaient le ciel comme des gondoles sillonnant un lac." La "petite nouvelle" se clot ensuite immédiatement, sur cette phrase : "Satisfait, je me mis sur le chemin du retour, pour être au lit à l'heure." Interrompant le drame avant qu'il n'éclate, comme s'il redoutait de précipiter la catastrophe qu'il présage, le narrateur walsérien préfère s'abstenir et se retirer, et ce qui aurait pu devenir un véritable récit tourne alors court et s'éteint.
CETTE TIMIDITÉ, CETTE CRAINTE devant le développement narratif peuvent laisser transparaître une certaine inquiétude face au temps et ce qu'il comporte d'incertitudes et de possibilités de malheur. De même que le texte s'interrompt et renonce au narratif comme pour se prémunir des suites fâcheuses qu'il porte en lui, le promeneur interrompt sa promenade pour rentrer à l'heure se mettre au lit, comme s'il redoutait de mettre en péril, en poussant la promenade plus avant, l'humeur réjouie qui l'accompagne. S'il se dit "content", "tranquille" – l'original "zufrieden" signifiant satisfait et content, mais aussi, en ce qu'il vient du mot "Friede" ("paix"), "paisible", "tranquille" – c'est qu'il peut encore l'être en choisissant, lui aussi, l'interruption. Un tel contententement est modeste mais c'est un contentement sur lequel l'avenir n'a pas prise et que le souci de l'avenir, par conséquent, ne met pas en danger. Il semble en effet que le sujet walsérien ne soit parfaitement serein que lorsqu'il parvient à un état où rien ne lui manque ni ne lui fait envie, où il n'espère ni ne craint rien, c'est-à-dire lorsqu'il parvient à faire abstraction du temps. Dans "La petite ville", le narrateur-personnage rêve pour lui-même à l'état de contentement tranquille qu'offre la vie paisible et itérative, préservée de l'inquiétude et des tourments qu'apporte le souci du temps, de la petite ville idyllique : "Séjourner dans un tel lieu est depuis longtemps mon rêve préféré (…). J'y resterais des jours entiers à la maison et me contenterais de rester tranquille, grâce à quoi je m'estimerais comblé."
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Tranquillité de la forme courte
LA CRAINTE DE L'AVENIR et le choix d'un bonheur contenu entrent en résonance avec une forme d'inquiétude qui hante de façon latente mais insidieuse la poétique et la sensibilité walsériennes. Le ton du feuilleton se doit d'être léger et désinvolte, et celui des petites proses de Walser est tel que l'on peine souvent à savoir s'il faut, ou non, le prendre au sérieux. Le discours est envahi par une ironie et un certain sens de la dérision dont même les affirmations les plus sérieuses semblent porter la marque. Dans ces textes, pour beaucoup rédigés à la première personne, les contours entre écrivain, narrateur et protagoniste sont malaisés à tracer, tant le fictif et les références personnelles sont entremêlées. Mais sous la légèreté de ton du feuilletoniste transparaissent malgré tout un sérieux voire même une certaine forme de gravité inquiète.
L'INSISTANCE, LA FÉBRILITÉ même avec laquelle ses protagonistes évoquent la sérénité entre en résonance avec un choix bien réel de la retraite et Walser, tel qu'il se laisse voir lorsque le personnel semble percer la posture dégagée du feuilletoniste, apparaît comme un personnage profondément inquiet. On conçoit dès lors ce que la forme courte de l'idylle peut avoir d'attirant pour lui, en particulier lorsqu'il écrit : "Je crois bénéficier aujourd'hui d'une certaine réputation en tant qu'auteur d'histoires courtes. Peut-être la valeur littéraire du récit bref est-elle assez éphémère. Puis-je d'ailleurs prier le lecteur d'avoir la bonté de croire que ce qui sort de ma bouche est le fruit de mon humeur excellente ? J'ai l'impression, en ce moment délicieux pour moi, d'être le contentement en personne. Jusqu'ici, j'ai d'ailleurs écrit dans une tranquillité parfaite, encore que ma nature ait pu me porter à l'intranquillité." ("Mes efforts" in Nouvelles du jour, Proses brèves II). Au-delà de la description de lieux idylliques, c'est donc la forme même de la petite prose qui constitue un rempart devant l'inquiétude du temps.
CET ARTICLE FAIT PARTIE DU DOSSIER POUR FAIRE COURT - LA BRIÈVETÉ DANS LES ARTS
(1) La petite prose de Walser n'est que partiellement traduite en français. Ce sont les éditions Zoé à Genève qui en 1999 ont commencé à traduire des proses brèves et à les réunir sous forme de recueils en se basant sur le vaste projet d'édition complète entrepris par l'éditeur allemand Suhrkamp.
Certains des textes évoqués ici n'ont pas encore, à ma connaissance, été traduits en français. Il s'agit de "Ein Novellelein" et "Die hübsche Stadt" Pour ces extraits, il s'agit de ma traduction. Ces textes apparaissent dans le vingtième volume de l'édition des œuvres complètes par Suhrkamp (Robert Walser,
Für die Katz, Prosa aus der Berner Zeit, 1928-1933, Zürich et Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1986) respectivement pp. 53-54 et 55-56.
Les autres textes mentionnés ont été traduits. "Petite escapade " et "La petite ville" se trouvent dans Robert Walser,
Retour dans la neige. Proses brèves I, Trad. par Golnaz Houchidar, préf. de Bernard Echte, Genève, Zoé, 1999, respectivement pp. 84-85 et 124-128. "César", "Lettre à un acquéreur de nouvelles" et "Mes efforts" se trouvent dans Robert Walser,
Nouvelles du jour. Proses brèves II, Trad. par Marion Graf; textes choisis par Golnaz Houchidar ; préf. de Peter Utz, Genève, Zoé, 2009, respectivement pp. 141-144, 157-160 et 161-164.