LE MAJORDOME DE LEE DANIELS, Parkland de Peter Landesman et La Malédiction d'Edgar de Marc Dugain. Présentés en avant-première lors du dernier Festival de Deauville, ces trois films racontent, chacun à leur façon, une partie de l'histoire des Etats-Unis en s'attachant aux arcanes du pouvoir et à la figure du président. Deux films de fiction et un téléfilm qualifié de "fiction documentée", tous fondés sur des faits et des histoires vraies. Pour autant, les visions ne se recouvrent pas. Si, à travers le destin de Cecil Gaines, majordome à la Maison blanche sous sept présidents, le film de Lee Daniels traverse l'histoire du XXe siècle, La Malédiction d'Edgar se concentre sur les années 1960 et la fin du règne de Hoover sous la présidence de Kennedy. Enfin, Parkland raconte la mort de ce même président et les quelques jours qui l'ont suivie. Figure emblématique de la politique américaine, JFK est un des points communs entre ces trois films qui ont ainsi offert au festival un miroir à plusieurs facettes sur la politique, l'histoire et le cinéma.
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Par Claire Cornillon
LE MAJORDOME RACONTE AVANT TOUT l'histoire de la lutte pour les droits civiques à travers celle d'un homme et de sa famille. Cecil Gaines (interprété par Forest Withaker) fuit les champs de coton où travaillaient ses parents et devient domestique puis majordome. Sa réputation est telle qu'il est embauché à la Maison Blanche où il sert les présidents successifs pendant trente ans. "Darkness cannot drive out of darkness." Le film s'ouvre sur cette phrase de Martin Luther King et sur l'image de noirs américains pendus, alors qu'il se termine sur l'investiture de Barack Obama. La dimension politique du film de Lee Daniels est tout son enjeu : "Un personnage du film déclare que n'importe quel blanc aux Etats-Unis peut tuer n'importe quel noir et s'en sortir, et malheureusement, lorsque je montais le film, je me disais que cela était toujours vrai", déclarait le réalisateur lors du festival. L'ampleur du succès du Majordome aux Etats-Unis et la déclaration d'Obama, qui a avoué avoir pleuré en le visionnant, démontre l'importance de son message pour l'Amérique contemporaine.
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Histoire et politique
MAIS AVANT TOUT, le long métrage de Lee Daniels montre la complexité de cette lutte et la diversité des formes qu'elle a pu prendre entre violence et non-violence. Si le fils de Gaines incarne une autre voix, puisqu'il choisit l'activisme, fait partie un temps des Black Panthers puis entre en politique - ce que son père a du mal à comprendre -, c'est bien le point de vue de ce dernier qui reste le fil directeur de la fiction. La Maison Blanche devient dès lors cet objet ambigu de fascination, presque sublime par les enjeux qu'elle abrite mais aussi par son faste, et en même temps le lieu même d'une rancœur lorsque l'écart entre sa réalité et les aspirations des personnages devient trop important. Cecil Gaines est un personnage complexe. Il est l'homme du détail, celui qui sait se faire oublier mais qui, par la confiance qu'il inspire, est, en temps que domestique, une figure subversive, comme le souligne Martin Luther King dans le film, parce qu'il contribue à modifier le regard du blanc sur l'homme noir. Or il refuse aussi un activisme trop frontal qui est pourtant celui qui va faire évoluer les choses dans le pays.
PARTANT, L'HISTOIRE EN TANT QU'ELLE EST FAITE d'événements et de personnes, publiques ou anonymes, qui influent sur son cours, est au cœur d'un film qui se déploie sur le temps d'une vie – l'une des difficultés les plus importantes qu'impliquait le rôle, selon Forest Whitaker, qui expliquait lors du festival de Deauville qu'il considère l'interprétation d'un personnage comme un "voyage spirituel", au cours duquel il faut accepter "de tomber dans le personnage", de "le rencontrer et ne faire qu'un avec lui". Cette implication et ce sens du détail, à la fois extérieur et intérieur, permettent à l'acteur de rendre le personnage dans toutes ses contradictions et de faire ressentir la manière dont il évolue avec ou contre son temps. Car c'est avant tout dans cette dialectique complexe entre les hommes de pouvoir que sont les présidents et cet individu, à la fois ordinaire et extraordinaire, qui détermine le point de vue du film : la négociation constante qu'il doit opérer entre ce qu'il voit et ce qu'il souhaiterait, entre ce qu'il croit devoir faire et les autres modèles qui existent auprès de lui, notamment celui de son fils.
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Privé/public
DANS CE CONTEXTE SE DESSINENT cependant des figures héroïques, qui ouvrent le film du côté de l'espoir. Notamment celle de Kennedy, qui est mise en valeur par le regard même du personnage, de même que celle de Barack Obama. JFK, qui demeure présent jusqu'à la fin du film par l'intermédiaire d'un objet, la cravate qu'il a donnée à Cecil Gaines. Et si certains présidents sont présentés de manière triviale, précisément parce que le propre du majordome est de côtoyer l'homme de pouvoir dans son quotidien le plus banal, le jeune Kennedy assassiné est à l'inverse une figure magnifiée.
POURTANT, LE FAIT DE PÉNÉTRER dans les coulisses du pouvoir dans La Malédiction d'Edgar déconstruit fortement ce mythe, et l'image du clan Kennedy est recontextualisée en soulignant ses liens avec la pègre et les scandales, notamment sexuels, qu'elle a provoqués. L'envers du décor, en quelque sorte. La question du décalage entre vie publique et vie privée est un motif récurrent dans les trois films, et l'évocation de la maladie dont souffrait JFK incarne dans les trois cas cette percée dans l'univers de l'intime. Dans Parkland, c'est par exemple le médecin personnel du président qui explique sa condition à ses collègues qui tentent de le sauver après la fusillade. Dans La Malédiction d'Edgar, la figure de Marilyn Monroe construit aussi cet autre, non seulement par sa relation avec le président mais aussi par le décalage qu'elle incarne elle-même entre l'image glamour de la star et le sordide de la vie réelle. Ce n'est pas un hasard si Marc Dugain organise son film autour de la relation entre Edgar Hoover et son amant Clyde, lui qui est incapable de reconnaître son homosexualité, comme un écho de plus à cette dialectique compliquée entre l'image publique et la vie privée. Marc Dugain dit avoir fait un film politique avant tout alors que c'est le privé qui semble envahir le film, parce que les deux ne sont pas séparables. Hoover est un homme de pouvoir, lui aussi plein de contradictions, mais dont l'influence repose sur les renseignements qu'il possède sur la vie privée des puissants.
ALORS MÊME QUE LA MALÉDICTION D'EDGAR et Parkland prennent pour sujet principal JFK, contrairement au Majordome, où il est une figure certes majeure mais parmi d'autres, le président assassiné devient dans ces films un centre vide, presque une image. Son visage n'est pas montré. Tout tourne autour de lui, mais il échappe à toute appréhension directe, ce qui contribue finalement à sa légende. Tellement d'images de Kennedy habitent la mémoire du spectateur qu'il n'est plus besoin, ou peut-être qu'il serait téméraire, de vouloir le montrer à nouveau, de le faire interpréter par un acteur. De ce fait, il reste insaisissable, une voix chez Dugain, un corps chez Landesman. Daniels fait le pari inverse, mais l'insère dans une galerie de portraits où les caméos d'acteurs connus – Alan Rickman en Reagan, Robin Williams en Eisenhower - se succèdent précisément comme une incarnation sous forme de vignettes de l'histoire américaine contemporaine, mettant ainsi la représentation à distance. La vérité se joue du côté du vécu du personnage, du privé de la famille, de l'autre côté du miroir, aux marges.
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Image
LES PROTAGONISTES DES TROIS FILMS sont toujours ceux qui sont dans l'ombre. Le majordome, mais aussi les médecins qui ont tenté de sauver Kennedy dans Parkland, le compagnon d'Hoover dans La Malédiction d'Edgar. A l'image, la place est offerte aux marges de l'histoire officielle. Or le rapport à l'image des trois films inscrit leur démarche sur l'écran. Le Majordome est filmé de manière classique et magnifie par la mise en scène et une lumière sublimée les gestes de Cecil Gaines, la vaisselle qu'il prépare, le détail des objets. Il y a cet héroïsme du dévouement à son travail. A l'inverse, Parkland se déroule comme un reportage sur l'assassinat de Kennedy, avec la caméra à l'épaule et des mouvements brusques qui placent au cœur de l'action. L'écran est toujours annoté de cartons qui établissent l'identité des individus et des lieux. Il s'agit de raconter l'après, ce qui n'est pas écrit dans les livres d'histoire : l'interne en charge ce jour-là qui reçoit la responsabilité de tenter de sauver le président, les mains gantées de Jackie Kennedy qui remettent un morceau du crâne de son mari à l'infirmière, la nécessité de démonter les sièges de l'avion présidentiel pour transporter le cercueil dans la cabine et non dans la soute. Le même traitement est d'ailleurs réservé à Lee Harvey Oswald, que l'on verra bien moins que son frère, qui tente de faire face à la situation. Avant tout ce qu'il y a autour. De même, La Malédiction d'Edgar, par son mélange d'images d'archives et de fiction, commente ces mêmes images, devenues désormais l'histoire. Ce n'est pas un hasard si Edgar et Clyde regardent des images des Kennedy à la télévision en commentant leur maîtrise des médias. L'image est bien au cœur de ces trois films.
OR LE MÉTRAGE LE PLUS CONNU de cette période, que l'on sait avoir considérablement influencé les cinéastes des années 1970, est le film de Zapruder, incarné par Paul Giamatti dans Parkland. Il a filmé l'assassinat qui s'est déroulé à quelques mètres devant lui. Ce film, qui appartient à la mémoire collective, n'est pas montré lors de l'événement lui-même mais seulement lorsqu'il est finalement développé par les services secrets. L'on en verra le début et la fin, mais le moment fatal se reflète simplement dans les lunettes de celui qui l'a filmé. Ce rapport à l'image originel est dès lors une mise en abyme du rapport du cinéma à l'histoire et interroge l'ensemble des démarches des trois cinéastes. L'image cinématographique est à la fois hyperréaliste et entièrement factice. Le film de Zapruder, film familial devenu archive documentaire, mais aussi source de fiction, n'explique pas l'assassinat de Kennedy, il ne dit rien d'autre que ce qu'il montre et pourtant il ne montre qu'une version de l'histoire. Et lorsque le directeur du Times déclare à Zapruder qu'il ne faut pas supprimer des images du film de peur d'ouvrir sur un abîme d'interprétations, c'est-à-dire sur la possibilité d'une fiction, l'ambiguïté même du rapport à l'image trouve son expression la plus nette.
C. C.
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à Deauville, le 30/09/2013
Le Majordome, biopic américain de Lee Daniels
Avec Forest Whitaker, James Marsden, Oprah Winfrey…
Durée : 2h12
Sortie le 11 septembre 2013
Parkland, film historique américain de Peter Landesman
Avec Paul Giamatti, Billy Bob Thornton, Colin Hanks…
Durée : 1h33
Sortie le 2 octobre 2013
La Malédiction d'Edgar, fiction documentée de Marc Dugain
Avec Brian Cox, Anthony Higgins…
Durée : 1h30
Diffusion sur Planète + le 28 octobre 2013 à 20h40
Cet article fait partie du dossier Deauville 2013