Une vie dans les plis
"Je voulais être sculpteur", a toujours expliqué Madame Grès, "pour moi, c’est la même chose de travailler le tissu ou la pierre." Pourtant, quels ciseaux à pierre, et maniés par quelle main, aussi virtuose soit-elle, ne se perdraient pas dans les plis serrés qui caractérisent ses robes ? Allier la précision des torsades, l'équilibre des courbes et la finesse des plis avec la légèreté de tissus chatoyants, tel a été le tour de force de celle qui, dès les années 1930, s'est forgé une place de marque dans les rangs de la Haute couture. Entre tenues de soirée, ensembles de jour, bijoux et croquis préparatoires, le musée Bourdelle, à Paris, offre à Madame Grès (1903-1993) sa première rétrospective parisienne.
Après
la danse avec Isabelle Duncan,
le musée consacré au sculpteur Bourdelle expose donc de la couture. Et dans le cas de Madame Grès, plus qu'un rapprochement, c'est un écho à sa propre vie. D'abord attirée par la danse avant de se tourner vers la sculpture, Germaine Emilie Krebs devient finalement modiste et, à l'âge de 29 ans, ouvre son propre atelier, "Alix Couture", pseudonyme qu'elle utilisera par la suite pour signer ses créations. Au fil de ses pérégrinations artistiques, elle retient certains principes : de son goût pour la sculpture, notamment, elle conserve la sensibilité aux volumes, l'attention à l'équilibre des forces, la volonté de mouler les corps en sculptant les robes à même les mannequins, et surtout une intarissable source d'inspiration. C'est ainsi toute l'imagerie des sculptures gréco-romaines qui renaît dans les robes ivoires ou gris perle qui composent la plus grande partie de la collection. Poursuivant le fantasme de coudre sans fil et sans aiguille, elle confectionne des robes en une pièce inspirées de toges, reprend les plis très serrés des tenues antiques, et, dans ses créations les plus caractéristiques, puise son inspiration aux sources de l'art occidental.
Multiplication des courbes
L'heureux contre-champ offert par la collection permanente du musée permet d'apprécier la précision et la variété des plis de ses robes. Dans les premières années, les plissures se font discrètes. Mais dès 1934, un an après avoir ouvert avec son amie Juliette Barton la maison de couture "Alix Barton", les modèles déjà originaux se font de plus en plus audacieux. La robe d'intérieur en jersey de soie bordeaux que Germaine Emilie Krebs propose pour la collection du printemps 1944 est, à cet égard, emblématique : tout y est circonvolutions ; le tissu est travaillé en plis fins très serrés, eux-mêmes torsadés en différents sens au-dessus de la poitrine ; et quand la multiplication des courbes ou l'opposition des lignes ne reposent pas sur la torsade, c'est qu'elles naissent de la rencontre, sur la surface du buste, de plis verticaux, horizontaux et diagonaux. Une symétrie toute travaillée apporte un délicat équilibre à ces entrelacements de plis dans la robe en jersey de laine vert créée pour la collection Printemps-Été 1946. Mais parfois, au contraire, c'est le choc des lignes qui fait l'élégance des modèles, comme dans la robe
de cocktail en jersey de viscose rose pâle créée vers 1965.
En 1942, alors qu'elle commence à travailler sous le nom de Grès, une anagramme du prénom de son mari, le peintre et sculpteur Serge Czerefkov, l'artiste a fait ses preuves. Passée maître dans l'art de la couture, elle commande des tissus spéciaux qui s'adaptent parfaitement à ses méthodes de travail. Pour le pli si particulier qui traverse l'ensemble de sa création, à tel point d'être appelé le "pli Grès", la couturière réduit 2m80 de jersey en soie en sept centimètres de tissu sur vêtement, faisant atteindre à certaines robes jusqu'à 21 mètres d'envergure...! Mais l'artiste sait aussi faire dans la sobriété et se contenter d'un drapé à l'Antique, grâce auquel elle fait paraître toute la fluidité et la légèreté des tissus. Et dès les premières années, ce style affirmé fait des ravages. En 1935, les costumes qu'elle crée pour la pièce
La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Jean Giraudoux la rendent célèbre, et la consécration suit quelques années après. Reine de l'élégance, Madame Grès habille de ses pièces uniques des têtes couronnées comme la Duchesse de Talleyrand, la Duchesse de Windsor, la Princesse Matilda de Grèce et les Princesses de Bourbon-Parme. Elle habille également des stars, de Grace Kelly à Edith Piaf,
en passant par Maria Casarès ou Marlène Dietrich. Celle que la rédaction de
Vogue nommera "
la plus grande couturière contemporaine" en 1988 obtient tour à tour le "
Dé d'Or de la Haute Couture" en 1976 et la Légion d’Honneur en 1980 au titre de Chevalier. Devenue présidente de la Chambre Syndicale de la Couture Parisienne, elle est aussi considérée par Bill Blass comme celle "
dans les mains [de qui] la mode devient réellement un art" (1).
Ascension et chute
Une reconnaissance unanime de ses pairs qui a permis à Madame Grès d'être choisie par la Fondation Ford en 1956 pour un voyage d'étude en Inde, dans le but de trouver des techniques pour adapter au mieux les tissages indiens au marché Européen. Mais le séjour s'avère plutôt être, pour elle, une source d'inspiration au moins aussi fructueuse que la sculpture gréco-romaine. Formes nouvelles, tissus aérés, parfums exotiques sont autant de rencontres déterminantes qui la mèneront non seulement à créer Cabochard, son célèbre parfum, mais aussi à imaginer d'autres formes et d'autres couleurs de robes. Des tenues de plus en plus ajourées laissent voir les corps et, après le dos,
ce sont le ventre et les hanches qui sont mis à nus. Les tissus, déjà colorés, deviennent plus riches : mélange de tons, lamage d'or, pourpre, Madame Grès multiplie les commandes particulières pour confectionner des pièces uniques. Et certaines robes portent les traces d'un intérêt certain pour la mode traditionnelle orientale. Des manches amples, des vêtements aux allures de kimonos, Madame Grès ne cesse de varier les formes, avec pour seul fil conducteur l'élégance.
Mais comme si elle avait brillé trop vite, trop haut, la couturière a connu une chute aussi fulgurante que son ascension. En 1984, deux ans après avoir cédé son affaire de parfums, Madame Grès se voit obligée de céder sa maison de Haute-Couture à Bernard Tapie, qui la revend lui-même en 1987 au groupe Jacques Esterel. La même année, croulant sous les dettes, la maison Grès est exclue de la Chambre Syndicale de la Haute-Couture et la créatrice assiste, médusée, à la liquidation de ses ateliers : les tissus comme les créations sont déchirés et mis dans des sacs poubelles, les meubles et mannequins de bois sont détruits à coups de hache. La négation de toute une vie d'artiste. Dès lors, Madame Grès quitte Paris avec sa fille et redevient, dans une maison de retraite du sud de la France, la Germaine Emilie Krebs dont la mort quasi anonyme en novembre 1993 ne sera connue du grand public qu'un an après.