LA CARICATURE EST L'ART de concentrer une ou plusieurs idées en une image qui, par définition, contrefait ce qu’elle imite. Il s’agit non seulement de faire court mais de viser juste, pour imprimer dans la mémoire du destinataire une représentation à la fois aisément reconnaissable et explicitement orientée. Et pourtant, il n’est pas rare que la caricature se prête à des lectures diverses, et qu’un fossé se creuse entre le projet du dessinateur et l'interprétation qui en est faite. Il en va ainsi de certaines caricatures de la presse israélienne qui évoquent sa population ultra-orthodoxe et qui provoquent la controverse. –
Par Yonith Benhamou DANS UN ARTICLE INTITULÉ "Qui est juif dans le monde de la caricature ?" (1), le caricaturiste et illustrateur Yaakov Farkash, plus connu sous son nom de plume Ze’ev, raconte l’anecdote suivante : lors des élections israéliennes de 1988, la force des partis religieux s’accroît, ce à quoi Ze’ev réagit dès le lendemain en publiant une caricature dans le quotidien Haaretz. L'un de ses amis, journaliste et juif religieux, l’interpelle : "Ze’ev, tu as encore publié une caricature antisémite !" Le dessinateur s’étonne que son ami puisse trouver un caractère antisémite au personnage qu’il a dessiné, alors qu’il s’est appliqué à représenter un homme amical et souriant. Son ami n’est pas convaincu : "Tu as dessiné un juif, habillé tout en noir et avec cet air agressif…" Alors Ze’ev s’empare d’une paire de ciseaux, découpe le personnage et le met debout en le collant sur une feuille vierge. Il change la clef qu’il tient dans sa main par un rouleau de la Torah. Puis, il invite son ami à y ajouter un verset à l'occasion de la fête de Simhat Torah (2), avant de lui demander : "Si jamais je publiais cette caricature pour la fête de Simhat Torah, la trouverais-tu antisémite ?" Son ami répond par la négative. Le dessinateur conclut : "Cela prouve que même la caricature est une affaire de géographie."
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Vase clos
UNE BARBE, UN CHAPEAU et un costume noirs. Trois attributs destinés à identifier la frange la plus orthodoxe de la population israélienne. Ils sont un moyen de figurer visuellement et graphiquement ceux qu’on appelle les Haredim, les "craignants-Dieu". Parmi les arts visuels recourant à cette sémiologie, la caricature de presse israélienne se place au premier rang. De fait, la population ultra-orthodoxe représente une part grandissante de la société israélienne et pousse ainsi les médias à multiplier les représentations d’ "hommes en noir". Pourtant, même s’il est aisé de les repérer dans la rue, ils restent bien plus difficiles à appréhender et à analyser en tant que groupe. Vivant en vase clos dans des communautés fermées, ils restent une énigme pour la majeure partie de la population israélienne, laïque. Les caricatures sont, à ce titre, un vecteur d’information prépondérant. Les deux camps (laïque et religieux) se sont ainsi emparés des médias, et principalement de la caricature, dont le mécanisme fonctionnel, comme la sémiologie visuelle, augmentent l'impact et en font une arme redoutable qui n’est pas sans influencer l’opinion publique.
LES DESSINATEURS DE LA PRESSE ISRAÉLIENNE continuent aujourd'hui de représenter une communauté dont les particularismes et la singularité vestimentaire sont aussi manifestes qu’au XVIIIe siècle en Europe de l’est. Après les XVIIIe et XIXe siècles, alors que les juifs d’Europe centrale et occidentale sont confrontés à un processus d’émancipation et d’assimilation, les Haredim demeurent les seuls à adhérer à une tradition séparatiste. D’après le sociologue Menachem Friedman (1991) (3), spécialiste de la population ultra-orthodoxe, on peut distinguer au sein des Haredim plusieurs groupes ou courants : les Mitnagdim (opposants), originaires de Lituanie, dont la vie est centrée sur la rigueur et l’étude et qui sont organisés autour des dirigeants des plus grandes yeshivot (école religieuse pour les hommes) ; les Hassidim (les hommes pieux), divisés en différents groupes dynastiques appelés "cours", chacun dirigé par son propre rebbe (rabbin charismatique, autorité spirituelle). Parmi les Hassidim on trouve aussi bien les Satmar ou les Neturei Karta, des groupes extrémistes et fermement opposés au sionisme, que le groupe Habad, caractérisé par sa tolérance et sa plus grande ouverture. Enfin, depuis les années 1950, un nouveau groupe a rejoint ceux qu’on appelle Haredim : il s’agit des juifs originaires des pays musulmans, appelés tantôt Sephardim, tantôt Mizrahim (de l’est). Au départ, une minorité d’entre eux a été absorbée par les Mitnagdim lors de leur immigration en Israël. Puis, au milieu des années 1970, avec la revendication des particularismes et les besoins économiques attenants à la croissance de la population sépharade, ces derniers ont ressenti la nécessité de former leur propre groupe d’intérêt sous la forme du parti politique Shas (acronyme pour Les Gardiens de la Torah).
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Truie en porte-jarretelles
UNE DIVERSITÉ DE GROUPES et de pratiques, donc. Mais des signes visuels partagés qui ne font que faciliter la caricature des ultra-orthodoxes et leur représentation dans la presse. Ces dessins dressent le miroir d'une population ultra-orthodoxe ambiguë dans ses rapports avec la majorité laïque qui l’entoure ; une société qui vit à l’écart tout en étant pourtant si près du reste de la population. La métaphore du cochon dans la revue de l’Association des caricaturistes israéliens Shpitz n’est qu’un des nombreux ressorts du comique qui tente d’exprimer le fort sentiment d’impuissance de la population laïque israélienne face à la domination croissante des ultra-orthodoxes, et plus généralement du religieux en Israël. La vedette de la séance de photos érotiques n'est autre qu'une truie en porte-jarretelles avec une longue chevelure blonde. La métaphore du porc représente les plus bas instincts. La peau rosée de l'animal rappelle l'épiderme de l'homme, la nudité, et par là-même, la sexualité. Sans oublier que le porc est l'animal prohibé par excellence pour les Juifs...
"LE PORC, POUR LE JUIF, est un hybride au sein de l’ensemble des mammifères domestiques et sauvages qui, fourchus des pieds, ruminent. Lui, dont la patte est pourtant fendue, ne rumine pas. Il fait donc figure d’aberration taxinomique et à ce titre est banni du voisinage des hommes et de leur table", comme l'explique Claudine Fabre-Vassas (4). Mais les Juifs sont également assimilés à la bête depuis le Moyen-âge. Un symbole en soi de l'antijudaïsme. Tous les traits caractéristiques de l'animal sont imputés au Juif qui, pourtant, rejette en bloc tout lien avec l'animal puisqu'il l'exclut même de son alimentation. Le Juif est donc qualifié par ce qui lui est interdit, et ici la caricature israélienne ne manque pas de tourner en dérision ce qui est prohibé, ce qui est tabou et sujet de discorde. – Juif "authentique"
LE PERSONNAGE DE L'ULTRA-ORTHODOXE associé à la stylistique de la caricature rappelle la façon dont le national-socialisme a usé et abusé de la caricature pour préparer les esprits à l’extermination du peuple juif, puisque c’est précisément le dessin qui était alors l’outil le plus prisé de cette propagande. Par ailleurs, l’image du juif au costume noir et chapeau noir est devenue un symbole, celui de l’ancêtre juif du shtetl, des origines et de la mémoire juive, de l’ "authentique Juif". Dans Réflexions sur la question juive (1946), Sartre distingue le juif dit "authentique", qui se revendique volontairement comme juif, et l’inauthentique qui fuit et a honte des siens. Le mot "authentique" ici fait plutôt référence à l’image, à l’apparence du juif dans l’imaginaire collectif, celui des tableaux de Marc Chagall ou encore des nouvelles d’Isaac Bashevis Singer ou de Sholem Aleichem. D’un autre côté, il s’agit aussi de l’image du Juif véhiculée par la propagande antisémite.
PROGRESSIVEMENT, LA CARICATURE DE L'ULTRA-ORTHODOXE est donc devenue l'image des Juifs dans leur ensemble. "L’image n’a pas seulement accompagné les discours antisémites. Elle les a synthétisés, simplifiés, concentrés, standardisés, facilitant la mémorisation de stéréotypes devenus types humains à travers elle" (5), ajoute Marie-Anne Matard Bonucci. Rappelons l'existence du journal Der Stürmer (6) de Julius Streicher, un emblème de la propagande antisémite et un nom repris en permanence par la communauté ultra-orthodoxe en Israël pour désigner les journaux israéliens qui, à leurs yeux, publient des caricatures qui ne présentent pas de grandes différences avec le journal nazi. De façon générale, la presse et les médias en Israël sont toujours considérés par la population ultra-orthodoxe comme étant les porte-paroles de la gauche, et de fait, des ennemis de la religion. – Figure des ancêtres
PARADOXALEMENT, L'ACCUSATION D'ANTISÉMITISME est dirigée contre des juifs vivant en Israël, proférée par des juifs vivant au même endroit. D’où les questions morales que posent ces usages communicationnels et le débat qui s’impose autour des limites ou de l’absence de limites des médias contemporains. Lorsque la population laïque caricature la communauté ultra-orthodoxe, rejette-t-elle la figure de ses ancêtres, celle du juif faible, ce "vieil homme tout droit sorti du shtetl" ? Cela doit-il être qualifié de "haine de soi juive" ou plutôt d’autocritique ? Est-ce que critiquer implique forcément de renoncer à cette identité en soi ? L'illustrateur Michel Kichka, aujourd’hui l’un des plus célèbres représentant de la caricature israélienne, résume les choses ainsi : "Le caricaturiste n’a pas le choix que de stéréotyper, d’autant plus en Israël. Sinon, comment reconnaître un Arabe d’un Israélien par exemple ? Le dilemme du caricaturiste est de choisir là où il va mettre l’accent. Cela exige, bien sûr, que de l’autre côté le lecteur soit assez intelligent." (7)
Photographies d'Oliver Ros, tirées de son photo-reportage publié dans notre dossier "Contraintes" à voir dans son intégralité ici. CET ARTICLE FAIT PARTIE DU DOSSIER POUR FAIRE COURT - LA BRIÈVETÉ DANS LES ARTS Notes (1) Yaakov FARKASH (Ze’ev), "Mihou yehoudi be-olam ha-karikatoura" in
Makhaniim; Revaon le-mekhkar le-hagout ve le-tarbout yehoudit; Gilayon moukdash le yahadout ve omanout. Septembre 1995. [en hébreu au Musée de la caricature et de la bande-dessinée de Holon, Israël]
(2) Cette fête achève le cycle annuel de lecture de la Torah. C’est une fête joyeuse pendant laquelle les fidèles dansent avec les rouleaux de la Torah.
(3) Menachem FRIEDMAN. The Haredi Ultra-Orthodox Society: Sources, Trends and Processes. The Jerusalem Institute for Israel Studies, 1991 [en hébreu] (4) Claudine FABRE-VASSAS. La bête singulière. Les juifs, les chrétiens et le cochon. Gallimard, 1994
(5) Marie-Anne MATARD-BONUCCI, "L’image, figure majeure du discours antisémite ?",
Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, 4/2001, n°72, pp.27-39
(6)
Der Stürmer (L’Assaillant) était un hebdomadaire de propagande nazie publié par Julius Streicher de 1923 à la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945. Le journal avait notamment recours à des caricatures. Voir à ce sujet : Ralph KEYSERS,
Der Stürmer, Instrument de l’idéologie nazie. Une analyse des caricatures d’intoxication. L’Harmattan, Paris, 2012
(7) Extrait d’un entretien réalisé le 19 juin 2012 à la cinémathèque de Jérusalem, Israël