4. Inside Tim
LA NOUVELLE ÉDITION revue et augmentée des entretiens de Mark Salisbury avec Tim Burton est parue aux Editions Sonatine en novembre dernier. De son enfance au tournage de Sweeney Todd en 2008, l'ouvrage explore son univers époque par époque, film par film, et tire le portrait d'un créateur attachant parce que singulier. –
Par Claire Cornillon
TIM BURTON, né le 25 Août 1958 à Burbank en Californie, se range dès le départ dans la catégorie des solitaires décalés qui évoluent dans les marges. Ses difficultés à communiquer avec les autres dès l'enfance le poussent vers le cinéma, comme spectateur d'abord, puis comme créateur. "J’avais peu d’amis, confie-t-il à Mark Salisbury, mais il y a suffisamment de films étranges pour que tu puisses te passer d'avoir des amis pendant un sacré bout de temps." De toute évidence, le monde aseptisé de Burbank ne lui convient pas : "Adolescent, j'avais énormément de mal à communiquer avec le reste du monde, à lier des relations avec les autres, et ma personnalité n'avait rien à voir avec l'impression que je donnais – un sentiment assez répandu. Je me trouvais, comme tant d'autres, dans l'impossibilité d'exprimer les sentiments que j'éprouvais". Ce qui le caractérise avant tout, semble-t-il, c'est une certaine dualité, que l'on retrouve aisément dans les personnages étranges qui peuplent sa filmographie, des êtres à plusieurs facettes dont l'ambivalence est parfois figurée littéralement. Ainsi, à propos de l'apparence de Sally dans l'Etrange Noël de Monsieur Jack (1993), le réalisateur précise : "Mon esprit était obsédé par tout ce qui était suturé à l'époque. J'étais en plein "trip" Catwoman, et j'étais particulièrement intéressé par les personnages "rapiécés". Cette imagerie symbolique cherchait à traduire un état d'âme. Ce sentiment de ne pas être un tout, d'être composé de morceaux épars et de devoir, pour ainsi dire, rassembler ses esprits en permanence m'interpellait – et m'interpelle toujours – considérablement. Il s'agit bien plus d’une métaphore que d’un hommage à Frankenstein."
SOLITAIRE ET INDÉPENDANT, Burton quitte sa famille très tôt, emménage dans son premier appartement à 15 ans et garde des relations plutôt conflictuelles avec ses parents, Bill et Jean. Pourtant, leur décès juste avant le tournage de Big Fish (2003) n'est pas sans l'affecter, et s'en ressent dans ce long métrage sur les liens entre un père et son fils. De son côté, le réalisateur forme comme une famille cinématographique, s'entourant de gens qu'il apprécie et qui semblent le comprendre, selon ses propres mots, comme le compositeur Danny Elfman et le comédien Johnny Depp, mais aussi sa compagne Lisa Marie, qui apparaît dans tous ses films durant leur relation, puis l'actrice Helena Bonham Carter, sa compagne actuelle et mère de son fils Billy.
SI LE SUCCÈS qu'on lui connaît aujourd'hui semble suggérer une carrière sans accroc, l'échange avec Mark Salisbury met au jour une réalité toute autre. Tim Burton évoque ainsi les hasards qui l'ont conduit à embrasser cette carrière : "Ça me met mal à l'aise quand on me demande encore aujourd'hui : 'Comment êtes-vous devenu réalisateur ?', car je n'ai toujours pas de réponse à donner. Mon parcours ne démarre pas d'un point A et ne finit pas au point B. Il n'y a pas de formation à laquelle je puisse me référer. Tout n'a été qu'un concours de circonstances totalement irréel." Mais, surtout, le metteur en scène se confronte tout au long de son parcours à la difficulté d'évoluer dans le monde des studios hollywoodiens. Il revendique la nécessité de prendre en compte l'aspect industriel de l'art cinématographique, et en fait les frais. Un élément aussi essentiel dans son univers que sa collaboration avec Johnny Depp, qui semble désormais aller de soi, a été très difficile à imposer. Pour chaque film, le réalisateur doit, sous la pression des studios, envisager d'autres comédiens possibles, plus "bankable". Ce n'est qu'après la nomination aux oscars obtenue par Depp pour Pirates des Caraïbes et le succès commercial du film que son choix semble soudain tout naturel pour incarner Willy Wonka. Inversement, lorsque Helena Bonham Carter souhaite incarner Mrs Lovett dans Sweeney Todd (2008), Tim Burton hésite longuement et confiera le choix à Stephen Sondheim, l'auteur du Musical dont est tiré le film, craignant de faire du favoritisme.
CES CHOIX PERSONNELS n'empêchent pas Burton de se lancer dans la réalisation de blockbusters, des projets dans les cartons des studios dont il finit par hériter sans en être à l'origine et qui constituent, selon l'intéressé, de véritables épreuves : la pression des studios pour diminuer le budget ou leurs réticences face à son univers noir rendent les expériences de Batman (1989), Batman le défi (1992) et La Planète des Singes (2001) douloureuses. Si le cinéaste accepte ces projets, c'est par affinité avec leur sujet ; peu friand de comics, Batman est ainsi le seul super-héros qui trouve grâce à ses yeux, parce que l'homme chauve-souris et ceux qui l'entourent sont doubles, ambigus, et avancent masqués, métaphoriquement ou littéralement. Il aborde ainsi le personnage mythique sous un angle plus psychologique - qu'est-ce qui peut pousser un homme à se déguiser en chauve-souris? - délaissant la veine kitsch notamment exploitée dans la version télévisée des aventures du justicier masqué. De même, en tant que grand fan de La Planète des singes, tenter une nouvelle version du film devient pour lui une sorte de défi, de tentation empoisonnée à laquelle il finit par succomber.
A LE LIRE, chaque tournage semble être une épreuve qu'il ne peut aborder objectivement qu'en laissant passer du temps : "Sur tous mes films, je suis tombé malade car je mets beaucoup de moi-même dans chacun d'eux. Pee-Wee n'a pas dérogé à la règle, et j'ai dû continuer et finir le film alors que j'avais envie de mourir. Mais ces événements s'effacent au bout d'un moment et c'est une bonne chose. C'est pourquoi je n'ai jamais aimé enchaîner film sur film. L'expérience est trop éprouvante. Par chance, le souvenir s'estompe, et ça te permet de recommencer. Mais chaque fois, ça devient plus dur." A la liberté et l'insouciance des débuts succède, en effet, la nécessité de répondre aux attentes des spectateurs qui, désormais, ont en tête une certaine image, parfois toute personnelle, de ce que doit être un film "à la Burton". A la sortie de chacun de ses longs-métrages, les critiques se déchirent, choisissant leur camp, acclamant ou dénigrant son travail, l'accusant d'être trop sombre ou pas assez, dans une valse incessante de contradictions dont il essaie par tous les moyens de se détacher.
METTEUR EN SCÈNE INSTINCTIF, Tim Burton n'aime pas tellement expliquer et décrypter son travail. Il ne cesse de le répéter dans les entretiens : si les spectateurs - et les critiques - voient dans son oeuvre des motifs récurrents, comme les rayures noires et blanches, ou des références cinématographiques, peu de ses choix artistiques sont conscients. Ces éléments surgissent après-coup, ce qui n'empêche pas son univers de suivre certaines règles, fondées d'abord sur un travail colossal sur le visuel. Venant de l'animation, Burton passe par les images, qui, selon le cinéaste, disent la vérité, et non pas par les mots, qui mentent. Ainsi, l'abondance de croquis et de dessins qu'il produit sont comme une caméra branchée sur son inconscient, duquel émergent un certain nombre de motifs provenant parfois de son enfance ou de souvenirs personnels - c'est le cas des chiens, qui abondent dans ses films, ou des décors de banlieue qui rappellent Burbank - ou bien des films qui ont fondé son imaginaire dans son enfance, au premier rang desquels les films fantastiques de la Hammer, les films japonais comme Godzilla, et toute une esthétique de cinéma Bis qui va irriguer en profondeur sa propre cinématographie. Plus encore, ce que Burton recherche, c'est insuffler la vie à l'inerte, syndrôme de Frankenstein qui ne cesse de hanter ses films. C'est même la raison pour laquelle il a, dans un premier temps, choisi l'animation image par image, qui a "une énergie indéfinissable, car elle permet d’insuffler réellement la vie à ce qui est inanimé". Une façon, sans doute, de résumer sa démarche cinématographique : non pas créer un univers fictionnel systématique et cohérent mais exprimer ses émotions, ses angoisses et les contradictions qui l'habitent. Rien d'étonnant à ce que son instinct premier se tourne vers le croquis qui saisit dans l'instant une image - non pas ce qu'il voit, mais ce qu'il imagine. Et qu'il mette ensuite bout à bout ces croquis, vingt-quatre par secondes.