AU SEIN DE LA COMPÉTITION du festival de Deauville 2012, deux films semblent à mettre en regard : Gimme the loot, premier film du réalisateur américain Adam Leon, et The We and The I de Michel Gondry, qui a remporté le prix de la critique internationale. Soit deux films sur la jeunesse new yorkaise du Bronx. Et l'on aurait pu penser que l'approche légère du film de Leon pourrait trouver un écho dans le cinéma onirique du réalisateur français, qui vit entre Paris et New York. Mais il n'en est rien. Chez Gondry, la légèreté n'est qu'une apparence, qui se désagrège progressivement, laissant paraître les dynamiques de groupe et le fonctionnement de ce microcosme à valeur universelle qu'il observe méticuleusement. – Par Claire Cornillon
UN BUS MINIATURE, version soundblaster, roule sur le bitume. Gadget humoristique qui s'impose comme un écho au reste de l'univers de Michel Gondry : ludique, inventif et musical. Cet objet insolite est aussi une mise en abyme de l'ensemble du film. Les titres des différents chapitres s'inscrivent sur des objets, comme le premier sur un paquet de cigarettes. Les pensées des personnages sont parfois représentées à l'écran dans une esthétique carton-pâte qui rappelle les films "suédés" de Soyez sympas rembobinez. La bande originale, sertie de hip hop old school et de vieux tubes comme "It's like that" de Run-DMC, complète cette dynamique qui emporte le spectateur dans l'ambiance familière des films de Gondry. Mais The We and the I est, comme souvent chez le réalisateur de Eternal Sunshine of the Spotless Mind, bien plus sombre qu'il n'y parait. Le film ne se laisse pas découvrir immédiatement : il commence par foisonner en tous sens et ce n'est que peu à peu que sa nature et ses enjeux sont mis au jour. The We and the I est un huis clos, comme on le découvre progressivement. Lentement, à la faveur de l'avancée du véhicule et de l'écoulement du temps, la tranche de vie acerbe mais encore légère révéle sa part d'ombre et sa face cachée potentielle : le drame intimiste.
– Le groupe
LES ADOLESCENTS qui peuplent le véhicule, l'habitent, le contaminent, le perturbent, à la fois en tant qu'espace et en tant qu'espace sonore, rentrent chez eux, après les cours, en ce dernier jour de l'année qui marque le début des vacances d'été. C'est en observant des lycéens prendre le bus 80 à Paris, il y a une vingtaine d'années, que Michel Gondry a eu l'idée de ce scénario. "Comme ils repartaient un à un à des stations différentes, explique-t-il, leurs conversations et leur attitude changeaient en fonction du nombre d'individus." De même, dans le film, un chemin s'entame, plus ou moins long, pour ses passagers qui, lorsqu'ils descendent à leur arrêt, disparaissent de la fiction. Le film semble illustrer à la perfection l'effet de groupe, l'idée selon laquelle, plus on est nombreux, plus on a tendance à faire n'importe quoi. C'est la pression du regard des autres et l'élan collectif qui déterminent nos actions de manière plus prégnante. Les trois parties du récit (The Bullies, The chaos, The I) démontrent ce principe : trois temps, trois rapports à l'identité.
THE WE AND THE I est une fiction qui se vide progressivement mais, paradoxalement, c'est dans le vide et le silence que se révèle à plein la richesse du réel. Pas la surface des échanges codifiés, du collectif, lieu de tensions et d'artifices, d'une violence qui semble à peine voulue par ceux qui la commettent, dans un geste presque pathétique. Dès que l'on sort du bus, on n'hésite pas à se contredire, dans un retournement à 180 degrés. Il y a le moi social et le moi tout court. Les identités se construisent en fonction du placement dans le bus, un lieu clos scindé en différents espaces : chaque groupe a son territoire, et les échanges et le passage d'un groupe à l'autre ne peuvent se négocier qu'avec difficulté. Il y a les tensions entre les groupes tout comme celles au sein de chaque groupe. Mais tous interagissent, soit dans l'intégration, soit dans le rejet.
– L'image
LE FILM EST UNE IMAGE de la société contemporaine, en réseau. Chacun des personnages a son portable et y reste rivé, trop heureux de l'avoir retrouvé après avoir été contraint de le déposer pendant la journée de cours dans une consigne, comme c'est l'usage dans les écoles américaines. Non seulement, la communication passe par les SMS, mais l'échange de photographies et de vidéos, en toute occasion, est un enjeu prégnant. D'ailleurs, au cours du film, une vidéo devient "virale". L'enjeu est de savoir qui la reçoit et qui ne la reçoit pas. Celui qui est en dehors du réseau n'est rien, mais ce que véhicule le réseau lui-même n'a aucune importance : il ne s'agit que de données conventionnelles, ou banalisées par la répétition. Le contenu en perpétuelle répétition (un gif) y est totalement vidé de son contenu, précisément : il n'est qu'une donnée vide que l'on se transmet. Or il résonne bien différemment à la fin du film, lorsqu'il est remis, pour la première fois, en contexte.
DE LA MÊME MANIÈRE, divers événements sont racontés de différents points de vue. Il y a les témoins, ceux qui croient savoir de quoi il s'agit, et ceux qui savent réellement. Les histoires de chacun se révèlent au fur et à mesure que l'échange devient plus intime, c'est-à-dire que le bus se vide. Tous ces récits que portent les personnages proviennent d'échanges avec les jeunes qui jouent dans le film. The We and The I a nécessité plusieurs années de préparation au cours desquelles Michel Gondry et ses collaborateurs sont allés à la rencontre de jeunes du Bronx dans un centre d'activité appelé The Point. Ils ont retenu les histoires les plus intéressantes et ceux qui les racontaient, si bien que chacun dans le film, ou presque, joue son propre rôle.
AVANT TOUT, DANS CES DYNAMIQUES que dépeint le film, le plus frappant est la violence sourde qui se nourrit de la cruauté du groupe dont certains individus se font les porte-paroles. Teresa, personnage central du film, entre dans le bus avec une perruque blonde et ne cesse de susciter la moquerie. Et pourtant elle persiste à tenter de communiquer avec ceux-là même qui l'agressent constamment. Ainsi, cette identité factice qu'elle porte ostensiblement renvoie d'autant plus fortement à sa souffrance et à ce qu'elle souhaiterait cacher. Elle montre par là-même ce que tous les autres souhaitent être et, finalement, sont : non pas des individus mais des images.