Le rêve en mouvement
Refléter le réel, mais surtout le dépasser : l'exposition Watch me Move : The animation show, qui a posé ses écrans géants au Barbican Centre, à Londres, jusqu'au 11 septembre, démontre par l'exemple la magie de l'animation sous toutes ses formes. Effets spéciaux, films d'animation, cinéma expérimental ou scientifique joignent leurs forces pour retracer 150 ans d'animation sur grand écran.
Un homme qui marche, au ralenti. Lentement, les muscles se tendent et se détendent, les articulations jouent, le mouvement se construit. Et l'invisible du monde ordinaire devient visible sur l'écran. Dans les années 1890, le scientifique Etienne-Jules Marey (1830-1904) réalise ainsi de courts films qui décomposent les mouvements du corps en passant les images au ralenti. Dans ce cinéma avant l'heure, qui n'est pas encore un spectacle ni une industrie mais bien, entre autres, un outil de la science, se joue déjà l'un des enjeux majeurs de l'animation : révéler ce que l'on ne peut voir, faire apparaître ce qui est caché et même créer ce qui n 'existe pas ou plus.
Imaginer sans limite
Dès lors, rien d'étonnant à ce que, dès les premières décennies du cinéma, les créateurs se plaisent à utiliser des effets spéciaux pour faire valoir sur grand écran l'ampleur de leur imagination. Bien connu est le cas de
George Méliès (1861-1938) qui, en utilisant des caches et en repassant une même pellicule plusieurs fois dans la caméra, n'hésite pas, dans
L'Homme orchestre (1900), à jeter sa tête en l'air pour qu'elle joue le rôle d'un note sur une portée. Ailleurs, une brosse prend vie et se met à nettoyer
toute seule des chaussures (
El hotel eléctrico, Segundo de Chomon, 1908). Le monde matériel s'anime soudain. Et il n'est pas nécessaire d'attendre Steven Spielberg pour que les écrans soient envahis de monstres de toute sorte, à l'instar du gorille géant de
King Kong dès 1933 ou même des dinosaures du
Monde Perdu (Willis O'Brien, 1925).
De fait, les techniques d'animation sont multiples et ont irrigué le cinéma en prises de vue réelle tout autant qu'elles ont pris leur autonomie dans le cinéma dit "d'animation". C'est bien le principe de l'animation image par image qui a donné vie aux personnages de pâte à modeler de
Wallace et Gromit de l'Anglais Nick Park, tout comme aux squelettes de l'américain Ray Harryhausen dans le film
Jason et les Argonautes (Don Chaffey, 1963). Les frontières entre les genres ne sont pas si étanches, et les va-et-vient fréquents entre l'animation, le cinéma, mais aussi l'art contemporain. Célèbre exemple : le réalisateur expérimental Oskar Fischinger a mis ses recherches sur l'abstraction de la couleur et de la forme au service du
Fantasia de Walt Disney (1940), comme le rappelle Juliette Desorgues, l'assistante commissaire de l'exposition
. "
On retrouve la méthode d’animation image par image non seulement chez un animateur comme Svankjmajer, mais également dans une maison de production plus importante comme Aardman. L'enjeu de l’animation a toujours été le même : créer des univers autres, conduisant à une réflexion sur le réel." Trop souvent cantonné, dans l'opinion publique, aux films pour enfants ou à la publicité, l'animation a aussi pu jouer un rôle politique, comme le rappelle Juliette Desorgues : "
Pour des surréalistes de l'Europe de l'Est comme Walerian Borowczyk et Jan Švankmajer, le film d’animation était une façon privilégiée de faire passer des messages politiques et d’éviter toute censure du régime soviétique."
Aller dans toutes les dimensions
Si, aujourd'hui, animation rime souvent avec numérique, la guerre entre 3D et animation "artisanale" n'a pas eu lieu : le studio japonais Ghibli, co-fondé par Hayao Miyazaki, persiste dans les méthodes traditionnelles et peint par exemple à la main les
matte painting - les fonds sur lesquels évoluent les personnages -, tandis que dans une trilogie aussi travaillée numériquement que
Le Seigneur des anneaux de Peter Jackson (2001-2003), bien des décors sont des maquettes. Les nouvelles techniques se mêlent aux anciennes, sans les éradiquer. Si les studios Walt Disney d'Orlando qui créaient les films d'animation en 2D ont fermé, en
2009, Disney revient pourtant aux dessins fait-main avec
La Princesse et la Grenouille. Le "tout 3D" n'est plus, aujourd'hui, inéluctable. N'est qu'à voir le succès de
Persepolis de Marjane Satrapi (2007), qui montre que la 2D a encore de beaux jours devant elle.
L'animation est un moyen de créer un univers autonome ; et ses artisans ont très vite pris conscience de sa dimension immersive. De la reproduction d'un monde à la simulation, il n'y a dès lors qu'un pas que
les concepteurs de jeux vidéos ont franchi aisément. Il ne s'agit plus seulement de voir un environnement mais d'en faire partie, non plus d'observer l'action de personnages mais de devenir un personnage soi-même. Les possibilités sont infinies, et l'industrie cinématographique avance main dans la main avec l'univers video-ludique.
Tron (Steven Lisberger, 1982) puisait déjà dans ces univers virtuels alors émergents. Depuis, ces thèmes et cette esthétique ont fait leur chemin. Aujourd'hui, non seulement les films se transforment sans cesse en jeux, mais les jeux deviennent des films. Plus encore, les techniques développées chez les uns irriguent ensuite les autres. De même, l'esthétique des jeux vidéos a de toute évidence influencé certains genres cinématographiques, en particulier les films d'action. "
L’influence des jeux-vidéos sur l'animation aujourd'hui est considérable, explique Juliette Desorgues,
là où l'imaginaire devient une réalité simulée. Les technologies utilisées dans les jeux-vidéos ont toujours été très avancées (si l’on considère l'arrivée assez tardive de la 3D dans le courant populaire du cinéma avec des films comme Avatar
, et son existence dans les jeux-vidéos depuis leur invention dans les années 1970)."
Réenchanter le monde
Avec l'animation, l'impossible devient possible et tous les super-héros et autres créatures qui peuplent les comics américains ou les mangas japonais trouvent tout naturellement leur place sur petit ou grand écran. Il suffit à Sailor Moon, l'une des héroïnes du studio japonais Toei Animation fondé en 1948 et à qui l'on doit également
Dragon Ball ou encore
Les Chevaliers du zodiaque, de brandir son stylo magique pour qu'elle se transforme à volonté. Et les bras et jambes d'Elastigirl, dans
Les Indestructibles (Brad Bird, 2004), n'ont
aucune peine à s'étirer à l'infini. Car avant toute chose, l'animation est peut-être un moyen de réenchanter le monde : "
Cest un genre, qui, à l’inverse du cinéma, permet, de par sa nature, d’animer ou de manipuler le réel par des moyens formels, par exemple avec l'animation image par image chez Segundo de Chomon ou Svankmajer, et ainsi d’y investir les rêves et désirs les plus profonds de l’homme", confirme Juliette Desorgues. En donnant vie aux fantasmes, aux peurs, aux désirs, l'animation crée un monde haut en couleur qui est celui de l'émotion : alors même qu'il semble être l'univers de l'artifice et du code par excellence, il touche pourtant à ce qu'il y a de plus humain à travers l'image.
Deux voies se dessinent dès lors pour ce medium : celle du récit et celle du visuel pur. Des artistes d'avant-garde et le cinéma expérimental ont travaillé cette dernière dimension, délaissant toute histoire pour construire des assemblages de formes et de couleurs en mouvement, pour mélanger les vues, jouer sur les possibilités de bloquer une image, de revenir en arrière, comme dans l'oeuvre de Martin Arnold,
Alone. Life Wastes Andy Hardy (1998) qui répète des fragments d'un classique hollywoodien, créant des effets de boucle. Mais pour le grand public, l'animation raconte une histoire avant tout. Ainsi, avec
Nausicaä (1984)
, Le Chateau ambulant (2004) ou
Princesse Mononoke (1997), Hayao Miyazaki explore le plaisir du récit et du merveilleux, cherchant dans le folklore japonais des motifs qui s'avèrent universels. Dans ces films, la nature s'anime et trouve un visage à la fois bienveillant et effrayant.
Produire du rêve
Puisant dans les grands récits, les
contes et les légendes ou en en créant de nouveau, c'est aussi de cette manière que s'est bâti l'empire des studios Disney sur l'imaginaire du XXe siècle.
Blanche Neige et les Sept Nains (1937), le premier long métrage d'animation, marque un tournant à cet égard et constitue le point de départ d'une aventure animée qui a enchanté des générations, de
La Belle au bois dormant (1959) à
Aladdin (1992). Autant de récits intemporels qui séduisent par l'efficacité de leur narration et leur capacité à produire du rêve. Après l'essoufflement des productions 2D de Disney, les studios Pixar avec
Toy Story (1995) ou
Le Monde de Némo (2003) ont su poursuivre cette odyssée, créant des personnages marquants pour les nouvelles générations en s'appuyant non seulement sur des prouesses visuelles et techniques, mais aussi sur des scénarios et des dialogues inventifs et millimétrés.
Dès le court métrage
Luxo Jr, réalisé par John Lasseter en 1986, c'est bien le rêve, la magie et la tendresse qui s'inscrivent comme les fils directeurs des productions Pixar. Une petite lampe de bureau s'amuse devant sa maman lampe de bureau qui l'observe. Une simplicité qui creuse le pouvoir de séduction de l'animation. Un autre poulain de l'écurie Disney, Tim Burton, l'a bien compris, lui qui réalise en 1982 le court métrage
Vincent dans lequel un petit garçon s'imagine vivre dans un monde à la Edgar Allan Poe et rêve d'être Vincent Price. Mais ce fantasme du jeune réalisateur prend finalement vie avec ces êtres de pâte à modeler qui s'animent à l'écran au son grave de la voix...de Vincent Price. L'animation, ou le monde transfiguré.