Épisode 2 - Blade, reflet et négatif d'une société-vampire Blade, né dans les comics de Marv Wolfman, est le héros d'une trilogie cinématographique dont les volets, sortis entre 1998 et 2004, mettent en scène un rapport complexe entre la figure du vampire et les sociétés dans lesquelles il évolue.
Depuis un an, le monde n'a d'yeux que pour le premier président noir américain : Barack Obama. Homme politique tout autant que symbole, ce président serait le signe d'un progrès, d'une coupure et d'une évolution salutaire dans l'histoire de l'Amérique, et même du monde. A l'origine de cette élection, si l'on peut évoquer un climat politique favorable à la montée d'un homme dans un parti donné, on parle aussi de l'influence des médias qui auraient façonné les mentalités, en particulier la télévision au travers de figures telles que le président Palmer dans 24 heures chrono...
Or bien avant cette élection, les héros noirs à portée hautement symbolique et politique avaient déjà peuplé notre monde, voire d'autres, dont l'univers étrange des vampires. Car si le monde humain connait les différences, l'intolérance, les conflits et les interactions politiques, c'est aussi le cas chez les vampires. Un de ces héros noirs s'appelle Blade – celui des écrans cinématographiques, et non des comics - incarné avec humour, et un léger cabotinage, par l'acteur (et producteur) Wesley Snipes, et ce à trois reprises, sous les directions successives de Stephen Norrington, Guillermo del Toro et David S. Goyer, qui en signe aussi tous les scenarii.
Dans cette trilogie, il semble que le héros vampire noir corresponde justement à une structure de base autour de laquelle s'articule tout un monde, et même une véritable société des vampires hiérarchisée, dont les ramifications questionnent notre propre société humaine. Au détour d'une réflexion sur la figure cinématographique de Blade, il nous faut d'abord revenir sur le statut paradoxal et complexe du personnage principal, avant d'envisager la construction de la société-vampire décrite dans ces films, ainsi que ses rapports avec le monde des humains.
Le paradoxe Blade
Blade est un vampire à part. Ce qui le singularise tout d'abord, et de là naitront toutes les autres différences, c'est sa naissance. Sa mère, noire, a été mordue alors qu'elle était sur le point d'accoucher, par un vampire blanc, Deacon Frost. L'enfant qui est né lorsque sa mère rendait son dernier souffle a alors été doté des qualités physiques du vampire - force, endurance, résistance, capacité à se mouvoir avec fluidité et rapidité - tout en n'en gardant aucune des faiblesses : il ne craint ni l'ail, ni l'argent, ni la lumière du soleil, d'où son surnom de "Daywalker". Il ne garde qu'un inconvénient de sa "mutation" : la soif de sang qui le tiraille... Ce personnage est donc un hybride, un métis, et c'est cela même qui le rend plus important, plus fort, plus abouti.
En grandissant, éduqué par Abraham Whistler, un fervent opposant aux vampires - sa famille a été assassinée par l'un d'eux - il entreprend une guerre personnelle contre tous les vampires et vit en reclus dans un entrepôt sur les docks. Whistler n'est pas là pour maintenir un lien avec le monde, mais plutôt pour lui servir de lieutenant et d'inventeur d’armes toujours plus perfectionnées à base de nitrate d'argent, et d’un sérum censé apaiser en lui la soif. Dans le troisième film, les nouveaux adjuvants humains de Blade ne serviront que de Whistler de substitution, sans apporter beaucoup plus au héros. Blade a donc choisi de ne vivre dans aucun des mondes dont il vient. Il se méfie aussi beaucoup des humains parmi lesquels on trouve nombre d'adeptes des vampires, les "familiers", qui servent la cause vampire dans l'espoir d'en devenir un à leur tour et de ne pas finir en bas de la chaîne alimentaire.
Blade a des allures d'anarchiste : il se rebelle contre toutes les sociétés, ne travaille qu'à sa cause, ne reconnaît que sa morale. On le voit bouddhiste dans le premier volet, mais ce n'est, semble-t-il, que pour contrôler la bête en lui qu'il adhère à une pratique spirituelle. De même, alors que des histoires d'amour auraient pu être menées - dans le premier film, avec une scientifique qui va améliorer son sérum, et dans le second avec une princesse vampire - Blade ne peut aller plus loin qu'une simple aventure, et vit dans un monde où il peut perdre son seul compagnon à tout instant. Ainsi, lorsque Whistler est transformé en vampire puis qu'on tente de chasser le virus-vampire de son corps, avec succès, Blade n'hésite pas à lui annoncer que les stores se lèveront au matin sur son corps, qu'il soit guéri ou non... Et non seulement Blade, sauf avec ce père spirituel, n'accepte aucun attachement affectif, rejette la société au sens de "compagnie", mais il passe sa vie à détruire la société qu'il a devant ses yeux. Ainsi, elle devient paradoxalement l'unique fondation de l'identité de Blade. Il se définit contre elle, mais refuse de bâtir un moi en dehors de cette opposition. C'est pourquoi, outre les scènes d'action, car c'est bien d'une guerre dont il s'agit, les films passent beaucoup de temps à fournir des détails sur la société vampire. Certaines scènes semblent même inutiles, sauf si on se souvient que la société est le pendant de Blade, ce grâce à quoi il se définit.
La construction d’une société-vampire
Au fil de la trilogie, différents principes et modèles, surtout politiques, de la société vampire sont présentés. Le premier montre une société très hiérarchisée. Elle est aux mains d'un conseil de vampires qui ressemble à celui des clans d'une mafia, à l'échelle internationale. Ces vampires en costume-cravate détiennent le pouvoir car ils sont bien nés. Ce sont des "sangs purs", contrairement à ceux qui ont été engendrés parmi les humains. Aussi, un être comme Blade, hybride sans véritable statut, ne peut que leur inspirer du dégoût. Ils dirigent le monde, semble-t-il, grâce à des accords entre humains et vampires. Ils gardent une attitude et une soif raisonnable face aux humains, ce qui permet la coexistence. Leurs familiers leur permettent, quoi qu'il en soit, de diriger en sous-main toute notre société. C'est donc un modèle très conservateur, qui s'appuie sur des archives et même une Bible des vampires.
Il y a également de jeunes loups ambitieux, comme Deacon Frost qui, né humain, est objet de moquerie. Mais cet "homme nouveau", qui rêve d'assujettir le monde, au grand jour, sans compromis avec les humains, incarne aussi le vampire jouisseur, qui organise des orgies de sang, de sexe et de drogues. La société-vampire semble donc scindée entre tradition et modernité, organisation ancestrale et jeunesse assoiffée de pouvoir. Or les films, opèrent une oscillation constante entre ces deux pôles, comme si les vampires ne savaient pas vers laquelle de ces extrémités se tourner. Deacon Frost, pour prendre le pouvoir, décide de réveiller en lui le dieu primordial du sang, en sacrifiant des vampires purs, mais aussi Blade qui serait le chaînon manquant d'une très ancienne prophétie. Il sera logiquement abattu par un virus, symbolisant le progrès scientifique. Ainsi, c'est par le recours aux ancêtres, à ce qu'il y a de plus ancien, que le symbole des valeurs d'avenir cherche à parvenir au pouvoir. Changement ne signifie donc pas déni du passé.
Deuxième opus. Nouvelle organisation vampire, qui pourrait néanmoins cohabiter avec la première. Le pouvoir est aux mains d'une sorte de roi vampire, qui a instauré une dynastie avec une fille et un fils, auxquels il a donné son sceau. Il représente le vampire moyenâgeux, avec son palais de pierre et sa longue traîne. Cette société fait appel à Blade pour éliminer une nouvelle espèce de vampires cannibales qui mange d’autres vampires, et se reproduit très vite. Mais, là encore, la société se lie à la modernité, car le groupe d'intervention spéciale de vampires possède des techniques dernier cri, comme une combinaison qui lui permet d'évoluer en plein jour. De plus, ces super-vampires ont été créés génétiquement par le roi afin d'éliminer les défauts que sont la sensibilité à l'ail ou à la lumière, et même la possibilité d’être tué avec un pieu. Le roi vampire, avide de progrès, mourra de la main de ses enfants pour n'avoir pas respecté les valeurs familiales. L'ancien cherche ici dans la pointe du développement scientifique la solution aux problèmes de son espèce. Tradition ne signifie pas déni du progrès.
Enfin, le dernier volet de la trilogie trace logiquement ce sillon. Un groupe de jeunes vampires est animé par l'ambition de créer un autre code vampire, et réveille le tout premier de leur espère, Dracula, espérant trouver en lui l'arme ultime pour tuer Blade et, toujours, renforcer leur espèce. Leur société est de plus en plus perfectionnée : si, dans les premiers volets, les vampires dépendaient d'un système de don du sang, ils maintiennent désormais en vie des humains portés disparus dans de gigantesques poches plastiques, afin d'avoir en permanence de quoi se nourrir. Ils sont également plus avancés dans les manipulations génétiques, créant des animaux de compagnie vampires, comme un Loulou de Poméranie ou des rottweilers. Pourtant, c'est vers le passé ultime que cette société-vampire se tourne pour satisfaire ses ambitions, et c'est donc de la main de l'avenir qu'elle périra, par un vaccin qui tue les porteurs du virus vampire, vaccin créé à partir du sang de Dracula. Blade survit à ce vaccin, car comme le reconnaît le vampire ancestral, qui se sacrifie pour lui, le stade ultime du vampire existe déjà : Blade lui-même, celui qui n'a plus ni passé ni avenir, celui qui ne vit que dans le présent de la lutte.
Le héros de la trilogie vampirique Blade est un personnage qui n'a de sens qu'en regard de la société. Il en est tout autant le reflet que son négatif. Et la société-vampire qui est décrite dans les trois films est particulièrement riche. D'une part, le scénariste David S. Goyer joue en permanence avec les clichés du vampire et de ses systèmes sociaux, en en représentant toutes les facettes : le vampire médiéval, le vampire sexué, etc. De l'autre, il s'inspire des codes politiques humains pour en représenter le fonctionnement : mafia, monarchie, aristocratie, méritocratie, homme nouveau, conservateur, "nationaliste"... Et cette société-vampire est mise à mal par ses difficultés à allier modernité, mutation naturelle, ambition et respect des valeurs, des traditions. Blade est certes un vampire noir, mais jamais sa couleur de peau n'est évoquée. Il est haï parce qu'il est un hybride, parce qu'il a choisi l'anarchie et la lutte. Parce qu'il est le meilleur des vampires, alors qu'il refuse d'en être un.