Épisode 7 - Tuer ou faire l'amour
Rapaces, la bande dessinée de Dufaux et Marini publiée entre 1998 et 2003, suit en quatre tomes la vengeance d'un frère et d'une soeur vampires. Beaux comme les ténèbres, assoiffés comme des animaux, Drago et Camilla déciment ceux qui ont tué leur père et ont trahi l'idéal vampirique.
Le cuir qui enveloppe leurs mains se plisse lorsqu'ils serrent fort le manche de leurs poignards, en forme de dragon ailé. Poitrine opulente et jambes interminables pour elle, torse d'acier et mâchoire carrée pour lui : Camilla, la soeur, et Drago, le frère, ne dissimulent pas leurs corps de statues grecques sous leurs vêtements en lycra, dévoilant habilement les attributs ultra-sexuels dont ils sont affublés. Leurs longs cheveux en ébène font ressortir le bleu perçant de leur regard, en-dessous de sourcils dont la forme en circonflexe laisse deviner que ces deux-là ne manient pas le couteau pour se faire des amis.
C'est avec l'injonction "
Votre règne s'achève", tracée avec le sang de leurs victimes sur les murs, que le frère et la soeur d'origine espagnole signent leurs forfaits. Le lieutenant de police Vicky Lenore et son co-équipier Spiaggi découvrent à chaque fois le même décor : un corps retrouvé une aiguille plantée derrière l'oreille, logée en plein dans un kyste. Les autopsies révèlent que les organes des tués sont comme "
ceux de nouveaux-nés". Plus une goutte de sang dans leurs veines. Le lien entre ces crimes ne sera découvert que plus tard : chaque mort est un vampire. Camilla et Drago se sont investis d'une mission : éliminer la race des vampires qui a tuée leur père, Don Molina, et a préféré étendre son pouvoir sans se nourrir de sang humain, s'humanisant de plus en plus, ne craignant plus la lumière ni les croix. Le kyste derrière l'oreille droite est la marque de leur faiblesse. La fratrie Molina, elle, a gardé son animalité. Camilla et Drago sont des "rapaces".
Un vampire n'est plus vampire s'il ne se délecte d'hémoglobine. Leurs ombres courent donc à la lueur de la lune, chaque nuit, pour venger leur père et décimer, un à un, les membres de cette confrérie qui ne suce plus de sang. Les "
cuisines de l'enfer", que l'on découvre dans le quatrième et dernier tome de la saga et qui permettait de charcuter les humains, sont fermées depuis la loi protégeant l'espèce humaine qui régit désormais le monde des vampires. Camilla et Drago sont les derniers survivants d'une espèce en voie de disparition. Les Anciens reviennent hanter les Modernes, les canines acérées.
Les encres sombres de l'illustrateur Enrico Marini colorent avec fluidité les corps du frère et de la soeur hyper-sexués qui, tapis dans les hauteurs de New York, prêts à sauter sur leurs proies, veillent en silence, et font l'amour. Ensemble. L'écho entre le meurtre et l'orgasme se renforce par le changement physique qui s'opère dans les deux cas chez les vampires : leurs griffes se développent et deviennent noires, leurs langues s'allongent, leurs pupilles jaunissent. Un passant s'approche de Camilla, dans le premier épisode, et, la prenant pour une prostituée, lui demande : "
Tu prends combien ?" Réponse laconique : "
La vie." Le sexe mène inéluctablement à la mort.
Leur appétit de chair ne se limite pas au sang : Camilla et Drago couchent ensemble, couchent avec leurs ennemis. Surtout avec le lieutenant Vicky Lenore qui, de victime potentielle, devient l'une des leurs. Les quatre épisodes de la saga écrite par Jean Dufaux suivent donc la transformation progressive de cette grande créature aux cheveux courts couleur rouge, et sa relation amoureuse avec
Camilla. A la relation incestueuse des vampires répond, en écho, celle fratricide que Lenore entretient avec son propre frère. Les humains ne peuvent accéder à ce degré sentimental.
En dehors de la condition supérieure des suceurs de sang, donc, point de salut. Les hommes "
puent" : "
Ils sont sales, ignorants, cupides, égoïstes... et tellement vaniteux", se plaint un de ceux qui a raboté ses canines. La faiblesse est l'apanage du genre humain, qui ne peut rivaliser avec la toute-puissance de la race des vampires. Tout est affaire de pouvoir, de rivalités, de soumission de l'autre. Le tandem Molina, qui communique par la pensée, puise sa force dans l'amour et le désir réciproques qui les habitent, et qu'ils transmettent à Aznar Akeba, un jeune vampire qui, comme eux, est un rapace, et à Vicky. Drago et Camilla meurent respectivement dans les bras de l'un et de l'autre : le passage de relais s'opère, la roue de la vengeance, de la mort et du sexe, ne cesse de tourner. "
La vie n'est qu'un rêve", murmure Drago en attaquant une victime dans le premier tome de la saga. Virgina Woolf, dans
Orlando, écrivait ces mêmes mots, et finissait ainsi : "
C'est le réveil qui nous tue."
