Dossier spécial
17 jours à New York
Mercredi 12 octobre 2011
Depuis le carrefour de Columbus Circle, à l'angle sud-est de Central Park, il faut descendre et prendre la troisième rue sur la droite, jusqu'à arriver au croisement de la 55e rue et de la 9e avenue, dans le quartier de Clinton. C'est là que l'Alvin Ailey American Dance Theater se dresse, avec ses danseurs noirs en grand format sur le bas pourtour et ses étages de verre qui reflètent les bâtiments alentour.
J'ai vu pour la première fois sur scène les chorégraphies d'Alvin Ailey lorsque sa troupe était l'invitée, il y a deux ans, des étés de la danse au Théâtre du Châtelet à Paris. Et j'avais été ébloui par ce mélange de sacré et de populaire, le flux d'énergie qui semblait couler dans les veines de ces danseurs afro-américains qui, grâce au chorégraphe, ont enfin eu droit à une première place sur scène. Ailey a fait de sa création l'expression la plus sincère d'un geste politique, en oeuvrant à la fondation d'une compagnie de danse contemporaine uniquement constituée de noirs en 1958 et qui, depuis un demi-siècle, éblouit par le déluge de couleurs des tenues, les corps galbés de ses danseurs et danseuses, l'enthousiasme éclatant de ces derniers. Dans des décors et des costumes d'époque, qui réveillent les chants d'esclaves au début du siècle et qui ont donné naissance au Rhythm'n'blues, les arabesques et les portés se multiplient à une vitesse folle, étourdissante. De fait, si la compagnie d'Alvin Ailey ne s'enferme pas dans la perfection technique, c'est pour mieux communiquer sa fièvre, la sensation de la chair, son amour de la scène, son plaisir d'y être.
Une même ardeur que j'ai retrouvée en allant voir, ce mercredi soir, la comédie musicale Memphis, lauréate du Tony Awards de la meilleure pièce en 2010, au Schubert Theater de Broadway. Moins aboutie d'un point de vue tant dramatique que visuel que Mary Poppins et Billy Elliot - histoire et personnages simplistes, articulation parfois abrupte des scènes parlées avec celles chantées et dansées -, Memphis revient sur la naissance du rock'n'roll, digne héritier du rhythm'n'blues, dans l'Amérique des années 1950 marquée par la ségrégation raciale. On y suit la rencontre amoureuse entre un DJ blanc adepte de musique dite "noire" et une jeune chanteuse qui n'arrive pas à percer à cause de sa couleur de peau - dont la puissance des cordes vocales et l'aisance à naviguer d'une octave à l'autre méritent à elles-seules le déplacement. Là encore, les couleurs pétillent, les lumières vibrent, les cuivres et cordes déferlent dans tout le théâtre.
Y manque la nuance, à n'en pas douter, telle que Moze et moi pouvions l'apprécier quelques heures auparavant sur les toiles de Lyonel Feininger, auquel le Whitney Museum of American Art - de loin mon musée new-yorkais préféré pour l'instant - consacre jusqu'à dimanche la première grande rétrospective depuis 45 ans sur le territoire américain. Dans les travaux de ce touche-à-tout qui a traversé le XXe siècle, les continents et les genres - peinture aux accents cubistes, caricature de presse, sculpture, dessin, photographie -, j'ai éprouvé comme rarement la texture de la lumière, l'épaisseur de l'air, la densité du brouillard. Voir ces triangles à voile au loin sur la mer baltique - The Steamer Odin II (1927), Calm at sea III (1929) -, le bouleversement des échelles dans Church of minorites II (1926), où une tâche jaune et une rouge pour figurer les personnages éclatant dans un dédale d'immeubles et d'une cathédrale, et le nuancier de bleu que Feininger déploie dans son Manhattan, night (1940). Tout y est progression et détachement, découpage et fusion. C'est sublime.
Après une promenade, à l'étage inférieur, dans les travaux d'Edward Hopper, René Magritte, Man Ray, Harold Edgerton et d'autres qui ont, au fil du XXe siècle, interrogé la frontière entre réel et irréel - dans le cadre de l'exposition Real/Surreal -, nous sortons du bloc de pierre grise du Whitney pour marcher dans Central Park, au moment où le ciel va bientôt sombrer dans la nuit. Assis sur un rocher, nous scrutons les fenêtres des gratte-ciels qui s'allument une à une au-delà des cimes des arbres, et les lampadaires qui suivent, au loin, derrière les branches et au creux des monticules, les routes qui traversent le parc.
Image : Stéphanie Hokayem
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