Dossier spécial
17 jours à New York
Jeudi 6 octobre 2011
Si je devais choisir une image pour décrire New York telle qu'en elle-même, je crois que ce serait cette photographie d'Irving Penn (Mouth, 1986).
La gourmandise, l'excès, l'outrance.
Devant l'impossibilité de renoncer à une partie de notre programme chronométré de peur de manquer un son, une texture ou une couleur qui donne sens à notre journée, nous quittons chaque matin l'hôtel et rentrons tard le soir après avoir dévalé des rues entières, des couloirs de musées, des allées de magasins, des chemins à travers des parcs. Nous nous goinfrons de muffins, de pizzas, d'hamburgers, de hot dogs, de cheesecakes, de cupcakes, de frites. Un festival permanent de saveurs, d'odeurs, d'images - et de calories, sitôt brûlées par les miles engloutis par nos semelles des heures durant.
Après une semaine à cocher des cases dans notre "to do list", l'heure est à la flânerie active. Philip est encore à New York pour 48 heures, et nous profitons du soleil qui embellit la ville depuis deux jours, après un début de semaine humide, pour ne plus prendre le métro. C'est un sentiment grisant que d'avoir désormais suffisamment de repères pour nous promener sans regarder à chaque coin de rue la carte, revenir aux endroits que nous avons aimés, ou nous engouffrer dans une rue si l'on y aperçoit quelque chose qui attire notre oeil sans nous soucier de l'heure de fermeture de tel musée ou d'être à 14h30 à Times Square pour acheter des billets demi-tarif pour Broadway.
On passe ainsi de l'espace immaculé du New Museum of contemporary Art - où s'achève une exposition de photographies sur la nostalgie de l'Europe avant l'éclatement du bloc soviétique - au pittoresque de la boutique en sous-sol David Owens Vintage Clothing et ses vêtements des années 1920 à 1980 - d'où l'on ressort avec une paire de boutons de manchette en forme de visages, grâce au bagou du vendeur aux cheveux rouge poivron. Puis l'on se faufile jusque dans l'auditorium de la Cooper Union Foundation - superbe école d'art, d'architecture et d'ingénierie à la façade en "brownstone", surplombant Astor Place - où l'on surprend un étudiant en train d'exécuter avec maestria, dans un recoin sombre, le troisième mouvement de la Sonate au clair de lune de Beethoven. Avant de marcher jusqu'à la Forbes Gallery, espace d'exposition au siège du magazine quasi-centenaire où sont actuellement exposées les peintures tout en ocre du grand Ouest d'Ed Mell et quelques photographies d'Irving Penn, donc, qui m'ont fait pensé à cette publicité réalisée pour L'Oréal que j'ai découverte à Stockholm, il y a quelques temps.
Le pas leste, nous remontons à pied cinquante blocs en une heure, croisant l'impressionnant Flatiron Building en forme de fer à repasser pour les uns et pénis pour les autres - question de perspective -, jusqu'à la 52e rue où se déroule le tournage de The Late Show, animé par David Letterman depuis bientôt 30 ans sur CBS. L'occasion d'assister à l'enregistrement d'un talk-show "à l'américaine" - c'est un euphémisme. Sans doute l'un des moments, au cours de ce voyage, où le fossé culturel avec la France nous aura paru le plus net : dans ces interviews-promo, c'est l'humour qui prime, encore et encore, et qui "oblige" l'invité à rivaliser de blagues pour tenter de dépasser l'hôte des lieux. C'est à qui fera le plus applaudir l'audience, sollicitée en permanence par un chauffeur de salle pour rire à chaque mouvement de sourcil, et c'est aussi amusant qu'irritant à force de répétitions et d'artificialité.
Pour notre dernière soirée ensemble, Philip et moi grimpons enfin 26 étages pour prendre un verre sur le toit de l'hôtel Peninsula sur la 5e avenue, petit plaisir coupable - $12 les 25 centilitres de bière, mais la vue est superbe -, puis longeons Central Park à la lueur de quelques timides réverbères pour achever notre estomac dans un diner typique - "Je veux mourir en mangeant des onion rings", me confie-t-il, l'air très sérieux.
La lune brille un peu plus fort ce soir qu'hier. J'ai encore la Sonate dans un coin de mon oreille, heureuse respiration dans ce tohu-bohu permanent.