Dossier spécial
17 jours à New York
Mercredi 5 octobre 2011
Steve Jobs est mort. L'information s'affiche en bas de l'écran de CNN, au même endroit où, quelques heures plus tôt, je lisais que Sarah Palin ne se présenterait pas pour la campagne présidentielle de 2012 aux Etats-Unis - pas non plus en France. Paris est endormie à cette heure-ci, seuls quelques noctambules ont l'information, les autres attendront les matinales des radio et leurs déluges d'interviews de proches et/ou collaborateurs de l'emblématique créateur de la pomme croquée pour savoir qu'il a succombé à un cancer, quelques semaines après avoir officiellement quitté ses fonctions chez Apple. L'ART C'EST MON CUL. Un instant, l'idée me vient de me rendre à l'Apple Store, sur la 5e avenue. J'aimerais voir de mes yeux le rassemblement d' "Apple fans", comme les appellent les médias. J'aimerais observer le visage des vendeurs et vendeuses qui vont certainement passer la nuit la plus longue de leur carrière au sein de ce magasin sous-terrain ouvert 24 heures sur 24. Ce n'est qu'à 10 minutes à pied de l'hôtel, un détour serait vite fait. Un journaliste, un "vrai", serait déjà sur place, à interroger des badauds, à grapiller des informations çà et là, pour répéter ce que tout le monde va répéter en boucle pendant plusieurs heures voire plusieurs jours, et que la journaliste de CNN, sur place, entonne déjà : "Steve Jobs... 56 ans... mort d'un cancer du pancréas... considérablement affaibli depuis plusieurs mois... un génie... il a révolutionné les habitudes de consommation informatique... il a fait d'Apple l'une des marques les plus puissantes au monde... etc." L'ART EST INUTILE / PAS D'ART A BAS L'ART. Ou alors un journaliste pourrait se dire qu'il n'est pas utile d'aller sur place pour demander à un garçon qui a un ordinateur Apple, un lecteur mp3 Apple, un téléphone Apple et une tablette Apple - voire un cerveau Apple - en quoi il estime que Steve Jobs "était un génie" et "a changé sa vie". Que l'information ne serait pas à l'entrée de l'Apple Store sur la 5e avenue de New York, où une communion collective a lieu pour célébrer un homme qui, somme toute, n'a eu que la bonne idée de faire fondre une technologie de pointe dans un bel écrin. Mais qu'elle serait plutôt, l'information, dans l'analyse rigoureuse, tant d'un point de vue technique qu'économique et de design, de ce qu'Apple a accompli sous la direction de Steve Jobs. C'est là, finalement, le seul intérêt de la chose ; car de Jobs, nous ne savons quasiment rien et c'est mieux ainsi, pour lui comme pour ses proches. A POIL. C'est dans ce genre de situation que je m'interroge sur mon métier de journaliste ; quand je sens qu'une grande partie de mes confrères se roule et se prélasse dans le buzz, jusqu'à l'événement suivant qui balaiera tout sur son passage. Avant-hier, Michael Jackson est mort ; hier, c'était Amy Winehouse ; aujourd'hui, c'est Steve Jobs. Et demain ? A chaque fois, l'occasion de mettre la planète au diapason, de régler la mécanique du deuil sur une fréquence commune pour que tout le monde éprouve la même émotion au même moment, avec les mêmes mots, sans laisser aux gens la possibilité de s'approprier l'événement et d'en prendre par eux-mêmes la mesure. Car s'ils pouvaient le faire, d'aucuns se diraient peut-être que la mort de Steve Jobs n'est pas tant un événement que cela. Que oui, il a été un entrepreneur remarquable, qu'il avait une vraie vision de son métier, qu'il a sans nul doute révolutionné notre rapport à l'informatique ; et qu'il est toujours triste de voir un homme de 56 ans mourir d'un cancer. Mais que s'engouffrer dans la brèche du "visionnaire", comme l'a fait ce soir Barack Obama, cela semble un tantinet trop. J'ai immédiatemment pensé, sans qu'il y ait de lien particulier et de façon un peu simpliste, au peu de bruit qu'avait fait la mort de l'immense chorégraphe Roland Petit, il y a quelques mois. L'ART C'EST UN MOT. Oui, que des téléphones et des ordinateurs prennent le pas sur le génie de certains artistes me méduse à bien des égards. Surtout quand on entend le concert de louanges sur Jobs après avoir passé la journée à sillonner les couloirs du Guggenheim Museum, du Metropolitan Museum of Art et du MoMA, plongées ébouriffantes dans les contrées de l'art, pour vibrer devant des chefs-d'oeuvre trop souvent méconnus, du moins jamais assez vus. D'une salle à l'autre, d'un étage à l'autre, d'un musée à l'autre, des siècles et des continents de création qui se déploient pour nous apprendre à mieux voir et comprendre le monde de façon sensible. Pêle-mêle : d'abord le Guggenheim, où un étage est consacré à Vassily Kandinsky et le Bauhaus - mais peu d'espaces de la spirale dessinée par Frank Lloyd Wright sont ouverts au public, car l'on y prépare les prochaines expositions. Puis le gigantesque et majestueux "Met", où l'on se perd dans des dédales de salles, voltigeant des armoiries moyen-âgeuses aux buddhas chinois en passant par les dorures de Fra Angelico, les "vingt-sept noirs" de Frans Hals - selon la formule de Vincent Van Gogh -, les rouges de L'Album d'Edouard Vuillard (1895), le bleu de La Nuit à Saint-Cloud d'Edvard Munch (1893), le soleil cramoisi du russe Arkhip Ivanovitch Kuindzhi dans Red Sunset on the Dnieper (1905-8), les pans bariolés d'Odilon Redon dans la Wisteria Dining Room (1910-1914), le blanc de J. M. W. Turner dans The Whale Ship (1845), le faisceau de lumière dans la Chapelle gothique de Charles-Marie Bouton (env. 1800), la grâce des Danseuses d'Edgar Degas (1900), un dôme en bois ornementé indien du XVIe siècle ou des fusils vernis de nacre. FAITES COMME D'HABITUDE / ART TOTAL. Au milieu de cette encyclopédie grandeur nature de l'Histoire de l'art et des civilisations, une exposition temporaire consacrée à l'été et l'automne dans les estampes japonaises - d'une grâce infinie -, et, quelques salles plus loin, un écho avec Autumn Rhythm de Jackson Pollock (1950). Ce même Pollock que l'on retrouve au MoMA, enfin. Entre la 54e et la 53e rue, sept étages en haut desquels on plonge dans la crudité de Willem de Kooning - "La chair est la raison pour laquelle la peinture a été inventée", cite-t-on en introduction de l'exposition temporaire qui lui est consacrée -, puis, à mesure que l'on descend les étages, l'ardent Dynamisme d'un footballeur d'Umberto Boccioni (1913), les démesurés et délicats Nymphéas de Claude Monet, une section consacrée à l'art de la typographie, ou encore le labyrinthe de papier blanc Sum of Days du Brésilien Carlito Carvalhosa (2011). L'ART EST PAS ART. Les jambes engourdies, la tête vaporeuse, les paupières alertes, c'est une farandole que constituent bientôt les sculptures de Brancusi, toiles de Miro, photographies de Weegee, dessins de Delacroix et autres tombeaux égyptiens tous scrutés avec attention depuis le matin. A défaut d'avoir toujours les clés pour comprendre, on ressent, on apprend, on élargit l'horizon. On évite de réagir à vide, dans le feu de l'émotion, pour ne rien dire ; on essaie d'épaissir le regard. C'est exactement pour cela que j'ai choisi le métier de journaliste.
Note : les citations en majuscules et en gras sont de Ben Vauthier, pour une série réalisée entre 1959 et 1966, accrochée au MoMA.
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