L`Intermède
Dossier spécial
17 jours à New York

Samedi 15 octobre 2011 - Dernier jour
Réalisateurs, photographes, designers, peintres, chorégraphes, romanciers, chanteurs... Si j'ai pu recenser, au fil de ce journal de bord en 17 chapitres, des références en tout genre pour tisser des correspondances entre New York et ce que certains lieux évoquent dans ma culture, tous ces éléments ne sont rien dans mon attrait pour la ville comparé à ce que trois séries télévisées ont, à trois moments distincts et de façons différentes, provoqué, et qui me revenaient chacune en tête au fil de mon séjour. De par leur format - étalé dans le temps - les séries sont le médium idéal pour rendre théoriquement familier un lieu que l'on n'a jamais vu.

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Tout a probablement commencé avec F.R.I.E.N.D.S, la première série que j'ai regardée intégralement et qui m'a accompagné pendant dix ans. Les manies de Monica, l'appétit de Joey, la loufoquerie de Phoebe, l'hystérie de Ross, l'inconséquence de Rachel et la dérision de Chandler ont permis aux créateurs de la série, David Crane et Marta Kauffman, de tailler sur mesure un show où, tambours battants, ces six enfants coincés dans des corps d'adultes font fuser des répliques entre second degré, absurde et farce.

Tournée en studio, F.R.I.E.N.D.S ne montre pas grand chose de New York, que les six personnages ne quitteront pourtant pas pendant les dix saisons de la série, sauf à de très rares occasions. Si je devais retenir une scène parmi toutes, ce serait sans nul doute celle où Phoebe montre à Rachel comment elle court dans Central Park.

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Tout comme F.R.I.E.N.D.S, Will & Grace est une sitcom ("situation comedy", "comédie de situation"), qui n'a qu'un seul but : divertir. L'écriture ciselée fait rivaliser les répliques qui provoqueront le plus de rires, sans se soucier fondamentalement de l'écriture des personnages, de leur cohérence ou de leurs histoires - si ce n'est pour servir l'humour. Chaque épisode, qui ressemble à une partie de ping pong entre les protagonistes, peut être pris indépendamment sans que cela ne gêne en quoi que ce soit la progression dramatique, celle-ci étant réduite à sa plus simple expression. On glisse en surface d'un épisode à l'autre, sans que le temps ne semble avoir prise ; et c'est la répétition et les "running gags" - plusieurs centaines d'épisodes pour chacune de ces séries, au cours desquels les mêmes blagues reviennent - qui font s'attacher aux personnages, quand bien même ceux-ci sont traités en surface. Mais là où F.R.I.E.N.D.S sait aussi ménager des moments de tendresse, Will & Grace est plus radicale encore dans sa volonté de constituer une série de sketchs humoristiques.

J'ai déjà eu l'occasion de rencontrer - fictivement - Karen Walker, l'un des quatre piliers de cette autre sitcom. Son personnage - sans coeur, sans âme, alcoolique, milliardaire, vivant dans plusieurs mondes imaginaires - est une leçon de jeu par la modulation de la voix que la comédienne, Megan Mullaly, opère - elle semble gonflée à l'hélium - tout autant que par sa façon de se mouvoir - gauche, les épaules remontées, débordante d'hormones. Karen Walker est, avant d'être un personnage aussi antipathique que drôle, une présence clownesque qui éclate à l'écran, bourrée de tics et de gimmicks.

A l'instar de F.R.I.E.N.D.S, l'essentiel des scènes est tourné en studio. Et de New York, l'on voit essentiellement des plans rapides - dignes de spots publicitaires - qui font la transition entre deux séquences, le reste se partageant entre intérieurs et faux extérieurs.

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Ce qui change du tout au tout avec Sex & The City qui, dès le titre, place New York comme fil rouge. C'est donc dans la grosse pomme que, six saisons durant, on suit les tribulations sentimentales et sexuelles de Carrie Bradshaw, Samantha Jones, Miranda Hobbes et Charlotte York. Créée par Darren Star et diffusée pour la première fois en 1998, la série a fortement contribué à l'émancipation des femmes, montrant quatre trentenaires indépendantes qui mènent avec brio leurs carrières sans sacrifier leur vie personnelle.

Sex & The City n'est pas une sitcom ; certes drôle, elle est beaucoup plus nuancée que les deux autres, traduisant, épisode après épisode, le swing de New York, sa mélancolie, ses ralentissements, en écho aux sentiments des personnages. Une résonnance entre la ville et les quatre femmes telle que le cinquième protagoniste de la série devient bientôt Manhattan. L'île est d'ailleurs truffée de lieux qui font référence à la série - magasin de cupcakes, restaurants, boutiques, trottoirs... Carrie et ses amis ont tout arpenté - dans les quartiers chics - et font de New York une composante essentielle de l'équation. Le résultat dépeint avec intelligence, sensibilité et humour l'évolution des relations amoureuses au tournant du XXIe siècle, où les contes de Walt Disney ne sont plus érigés en dogmes et où une femme revendique le droit de jouir de la vie comme un homme.

***

Ce sont donc ces trois séries qui m'ont, peu à peu, donné cette impression d'intimité avec New York. J'y ai suivi, pendant plusieurs années, des personnages qui m'ont fait aimer la ville avant même d'y mettre les pieds. J'y ai vu des plans sur Manhattan depuis Brooklyn, la nuit ; j'y ai vu la cinquième avenue descendue en taxi ; j'y ai vu Central Park, le Chrysler Building, West Village, Broadway... Autant de lieux que j'ai pu, pendant 17 jours, savourer à mon tour et découvrir avec la même intensité.

New York, ville parmi les villes, au cosmopolitisme rare, à l'énergie qui passe comme un torrent dans ses artères en ligne droite, bourrée de paradoxes, d'odeurs et de couleurs, vivifiante tout autant qu'étouffante, violente tout autant qu'apaisante. Ma dernière journée à Manhattan a commencé avec des bulles qui flottaient dans le South Street Seaport au soleil - une machine en produisait des centaines en haut d'une rue - et s'est achevée sur la comédie musicale Rent, saisissante grâce à l'implication corps et âmes de la jeune troupe de comédiens, chanteurs et danseurs qui font revivre le New York des années 1980 ravagé par le SIDA dans un loft, dans le quartier d'Alphabet City.

On n'y voit rien de New York, tout se passe dans un même immeuble aux arcanes noires et au plafond tapissé de lanternes colorées, succession de plateaux et d'escaliers de secours au sein desquels les personnages tissent une ode à la vie au gré des changements de lumière. Et c'est ainsi New York qu'on embrasse, qu'on étreint pour dire au revoir : derrière les rues sales, derrière les briques rouges, derrière les escaliers de fer, dans les recoins sombres ou au sommet des gratte-ciels, il y a des lumières de mille couleurs, et un coeur qui bat à tout rompre.

So long, New York.