L`Intermède
Dossier spécial
17 jours à New York

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Samedi 8 et dimanche 9 octobre 2011
Tout de fils tendus, le Brooklyn Bridge se dresse, majestueux, entre Manhattan et Brooklyn. Il faut une vingtaine de minutes pour le traverser de part en part, sous un soleil de plomb. Philip est parti, je me rends chez Moze, Chloe et Sophia pour quelques jours, armé de mes deux valises surchargées. Changement de décor : Brooklyn fait au moins deux fois la taille de l'île de Manhattan. Ni gratte-ciels, ni panneaux lumineux : ici, ce sont les briques rouges sur des façade ne dépassant pas les trois étages qui s'étalent à perte de vue, dans des rues et avenues gorgées d'arbres.

Aussi grande soit-elle, Brooklyn n'a pas la démesure de sa voisine, et préfère aux grandes avenues saturées de voitures et taxis le charme discret de quelque recoin à l'abri des touristes. Nombre de bars et restaurants ont une arrière-cour où, entre quatre murs et palissades en bois - comme dans ce bar qui ne porte aucun nom, où nous nous arrêtons le soir de mon arrivée -, parfois sous une verrière aux carreaux bleus et jaunes - comme ce restaurant où je déguste, le lendemain, des french toasts imbibés de sirop d'érable -, des habitués ou des gens de passage profitent de la quiétude des lieux. Certains quartiers, notamment au Nord, sont le QG de jeunes diplômés qui, en attendant de trouver un métier à la hauteur de leur qualification, se satisfont de petits boulots - et l'appartement où je vis, avec son jeune écrivain en devenir, son étudiante en Histoire de l'art fraîchement sortie de la Columbia University et sa chanteuse lyrique débutante qui passent leurs journées à envoyer des CV ou à servir des bières dans des bars en est un exemple parfait. D'autres recoins de Brooklyn, au sud-ouest, font résonner les cris d'enfants qui, nombreux dans ces quartiers résidentiels, courent dans toutes les directions.

Joseph, un autre ami que je retrouve ici, me confie que la plus belle vue de Manhattan n'est pas à Manhattan, mais ici. Et quand, sous une lune pleine, il me fait monter sur le toit d'un immeuble pour avoir un panorama à 360 degrés de l'île, je constate effectivement que la poudrée de lumières dans laquelle les gratte-ciels se sont drapés est éblouissante. Elle l'était déjà la veille au soir, quand nous nous sommes assis sur un banc au bord de l'East River, un peu au-dessus du Williamsburg Bridge, mais pas avec la même majesté.

Dimanche après-midi, je marche pour la première fois seul dans les rues de New York. Cinq heures durant, je zigzague en suivant le mouvement du vent. Plus de batterie dans mon iPod, j'entends les bruits de la ville. Depuis quelques jours, les citrouilles poussent sur les rebords des maisons - la préparation de Halloween a déjà commencé. Les feuilles des arbres se déclinent peu à peu en une palette de jaunes, oranges et rouges avant de tapisser les rues, certaines se fondant dans les briques des bâtiments. Quelques écureuils se cachent dans les arbres, dont les branches découpent une ribambelle d'ombres sur les façades des maisons. Le beau temps et, avec, la chaleur ralentissent le rythme de la ville. C'est comme un deuxième été qui commence. En l'espace d'une rue, c'est un bouquet de noix de coco, de craie, de nouilles sautées et de linge qui sèche qui fleurit dans l'air. Je descends jusqu'à Carroll Gardens, remonte Cobble Hill jusqu'à Brooklyn Heights, avant de redescendre par Downtown Brooklyn, Boerium Hill et Park Stope, jusqu'à m'engouffrer dans le touffu Prospect Park. 

L'automne me fait penser à l'oeuvre du photographe hongrois André Kertész, auquel le Jeu de Paume avait consacré une rétrospective l'année dernière et dont j'avais, là encore, parlé ici-même. Emigré dans l'âme, voguant de sa terre natale à New York en passant par Paris, ce promeneur solitaire et rêveur a vécu dans la cité américaine une "traversée du désert", selon l'expression consacrée, passant 20 ans à réaliser des commandes pour des magazines de décoration intérieure et jardins, et à traverser Manhattan avec son appareil, pour la beauté du geste à défaut de pouvoir en vivre, après avoir pourtant rencontré un vif succès dans la capitale française. Nombre de ses clichés de l'époque ont été pris depuis la chambre de son appartement sur Washington Square, duquel il observait avec minutie les escaliers en fer et cheminées dans les hauteurs de la ville, creusant sa perception du réel pour, peu à peu, poser - mais sans l'imposer - son propre regard sur le monde, faisant vibrer ses instantanés de toute son intimité, laissant voir dans un nuage égaré contre l'Empire State Building un écho de sa propre solitude.

Le soleil a déjà disparu, la lune recommence à briller à mesure que la lumière décline. Je traverse plusieurs routes et monticules de Prospect Park, avant de m'asseoir sur un banc, à dix mètres d'un accordéoniste et d'un saxophoniste qui se donnent la réplique, pour finir le New York Times. C'est à ce moment-là, très précisément, que je me suis imaginé, un jour, new-yorkais. Au moment où la brume commençait à napper les étendues d'herbes ; au moment où les passants dans le parc ont tous levé les yeux vers le ciel pour regarder l'avion qui traçait des sillons de fumée dans le ciel : "LAST CHANCE".



Image : BIM Studio

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