L`Intermède
Dossier spécial
17 jours à New York

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Lundi 3 octobre 2011
"Cela me brise-t-il le coeur, bien sûr, à chaque instant de chaque jour, en plus de morceaux que mon coeur n'en comportait, je n'avais jamais pensé que j'étais taciturne, encore moins silencieux, je n'avais jamais pensé aux choses quelles qu'elles soient, tout a changé, la distance qui se logea entre moi et mon bonheur n'était pas le monde, ce n'étaient pas les bombes ni les bâtiments incendiés, c'était moi, ma pensée, le cancer de ne jamais lâcher prise, l'ignorance est-elle une bénédiction, je l'ignore, mais penser est si douloureux, et dis-moi, la pensée a-t-elle jamais fait quelque chose pour moi, m'a-t-elle une seule fois mené en un lieu splendide ? Je pense, je pense, et je pense encore, la pensée m'a éloigné du bonheur un million de fois, pas une seule elle ne m'y a mené."

Le livre s'ouvre sur une serrure en gros plan. Quelques pages plus loin, Oskar, 8 ans, découvre une clé dans une enveloppe cachée qu'il imagine en indice laissé par son père, mort un an auparavant dans les attentats du World Trade Center. Il va chercher, 450 pages durant, quelle porte elle ouvre.

J'ai lu Extremely Loud And Incredibly Close (Extrêmement fort et incroyablement près) de Jonathan Safran Foer* l'été dernier ; et je crois que depuis En Attendant Godot de Beckett et La Chute de Camus, je n'avais pas éprouvé un tel choc. La façon dont cet écrivain américain travaille le concept même de roman - le sien est truffé d'images, de pages avec une seule phrase, de mots entourés dans certains paragraphes - tout autant qu'il déploie son écriture foisonnante et sa structure cinématographique, alternant à la fois la recherche d'Oskar, qui fait le deuil de son père, et une rencontre amoureuse entre un homme et une femme plusieurs années auparavant, prouve que la plus grande virtuosité peut parfois servir l'émotion la plus indicible.

Pourtant, le roman part avec ce qui m'apparaît comme deux facilités littéraires : le point de vue d'un enfant comme fil rouge de la narration - bien que je tienne Lewis Carroll ou Raymond Queneau, entre autres, pour de grands romanciers -, et le thème du 11 septembre que, depuis maintenant 10 ans, on nous sert à toutes les sauces. J'ai beaucoup de mal à comprendre cette dialectique de "l'après-11 septembre" qui veut que le monde entier ait changé du tout au tout suite à cet événement. Je n'aime pas, d'une part, cette façon de parler de "roman de l'après 11-septembre" ou de "film de l'après-11 septembre", expressions que je trouve aussi creuses que vaines et qui permettent de ne pas avoir à penser véritablement les objets qu'elles qualifient ; on peut mettre tout ce qu'on veut derrière ces appellatifs, c'est très commode. Mais, surtout, j'ai toujours eu l'impression désagréable qu'il y avait une forme de surenchère par rapport à ces attentats.

Non pas que je hiérarchise les souffrances et les maux, bien sûr. C'est davantage la polarisation à outrance sur certains événements, au détriment d'autres tout aussi réels et aux conséquences parfois plus désastreuses, qui me fait tiquer. J'éprouve, pour ma part, autant de compassion pour les personnes qui ont perdu leurs proches dans ces attentats que pour celles qui, chaque jour, doivent faire le deuil de ceux qui meurent à cause du paludisme, d'une guerre civile, de la famine ou du SIDA, et qui sont plusieurs millions chaque année. Etrangement, on parle beaucoup moins de ceux-là.

En allant à Ground Zero ce matin, tout au Sud de l'île de Manhattan, cette sensation d'un décalage entre l'ampleur du travail de mémoire lié à l'événement et ce qu'il a coûté en vies humaines comparé à d'autres m'est revenue. De la même façon que je n'ai pas compris le bruit que les dix ans du 11 septembre ont à nouveau provoqué dans les médias, je m'interroge sur la fascination morbide qu'exerce ce site pour des visiteurs - il faut ainsi prendre ses billets un mois à l'avance pour pouvoir s'approcher de l'installation Reflecting absence, deux plans d'eau dessinés par les architectes Michael Arad et Peter Walker à l'exact emplacement des twin towers disparues. Pour les non-prévoyants, on peut se faufiler jusqu'au bar en hauteur du W Hotel, à la lisière de l'immense chantier qu'est actuellement Ground Zero, pour avoir une vue d'ensemble sur le quartier : "Memorial" payant, boutiques avec objets-souvenirs, plaques commémorative, vidéos projetées... Bien loin du travail de deuil intime que Jonathan Safran Foer accomplit comme on devait jadis tisser des voiles de dentelles, les yeux plissés, les doigts ciselés, avec une infinie délicatesse.



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Image : Antony Duchemin

* Jonathan Safran Foer, Extrêmement fort et incroyablement près, Editions de l'Olivier, Paris, 2005